Secteur public français : des progrès supplémentaires sont attendus dans la lutte anticorruption

Secteur public français : davantage de progrès attendus dans la lutte anticorruption
Une grande vigilance anticorruption doit rester de mise dans le cadre des marchés publics

À l’aune de scandales publics comme le « Qatargate », la lutte contre la corruption est plus que jamais au cœur des préoccupations en Europe. Et la France n’est pas en reste : malgré ses progrès dans la lutte anticorruption, elle n’échappe pas à certains scandales politico-financiers qui la font stagner, depuis dix ans, à la 22ème place du classement annuel Transparency International sur la perception de la corruption. La France peine encore à instaurer une véritable culture de conformité au sein de ses institutions… Ce qui n’est pas sans conséquences pour la vie économique.

Quand la corruption et le favoritisme sclérosent la commande publique

En 2014, à l’approche de la saison touristique, des travaux d’urgence doivent être réalisés dans la station d’avitaillement du port de plaisance de Calvi. Seulement, la mairie de Calvi n’a pas les moyens de prendre en charge ces travaux estimés à 200 000 €. La commune s’arrange alors officieusement avec la filiale corse du groupe Total, qui gère la station depuis plusieurs années, pour que cette dernière finance les travaux. En toute illégalité, elle prévoit de rembourser ce montant via son prochain appel d’offres, en 2016, et met tout en œuvre pour s’assurer que Total Corse remporte ce marché. Elle lui communique des informations auxquelles les concurrents n’ont pas accès, mais surtout, elle fixe un délai beaucoup trop court pour permettre à quiconque de candidater. Sans surprise, Total Corse est le seul candidat, et remporte le marché.

Fin 2022, la commune de Calvi a été condamnée à une amende de 40 000 € pour favoritisme, et Total Corse à une amende de 120 000 € pour recel de favoritisme. Pourtant, la filiale corse n’a tiré aucun profit de cette opération – elle aurait même perdu 15 000 € dans l’affaire. Comment justifier, alors, ce chef de « recel de favoritisme » ?

Pour le comprendre, il faut rappeler que les appels d’offres publics jouent un rôle essentiel dans la vie économique, puisqu’ils permettent à de nouveaux entrants de pénétrer des marchés dominés par des acteurs bien établis. Ils permettent ainsi de revitaliser des secteurs parfois sclérosés par des dynamiques quasi-monopolistiques. Lorsqu’un acteur public prend des libertés avec un appel d’offres, comme c’est le cas ici, cela fausse la libre concurrence, et pénalise donc le secteur dans son ensemble.

Malheureusement, la commande publique est sujette à de nombreuses malversations. On en a récemment vu l’exemple « en live », avec la stupéfiante vidéo montrant Renaud Chervet, ex-directeur du Conseil départemental des Bouches-du-Rhône, recevoir de l’argent liquide en échange de la promesse d’un marché public… des images dignes des films de gangsters américains, qui auront valu à Chervet cinq ans de prison et 350 000 € d’amende.

Plus récemment, on pourrait évoquer l’affaire en cours d’instruction impliquant Jean-Luc Petithuguernin, patron de PAPREC, et Philippe Marini, ex-sénateur et maire de Compiègne, dirigeant du Syndicat Mixte du Département de l’Oise (SMDO) chargé du traitement des déchets. La société aurait notamment remporté un marché public pour la construction d’un nouveau centre de traitement alors qu’elle sponsorisait en parallèle un concours hippique organisé par la femme de l’élu.

Ces atteintes à la probité, avérées ou soupçonnées, ne se limitent pas aux marchés publics. Récemment, la présidente de la commission environnement du Grand Est a par exemple été condamnée pour prise illégale d’intérêts, après avoir voté une subvention de plus de 150 000 € pour l’association d’entreprises agricoles de son mari. Plus généralement, dans les cas où des dépenses publiques impliquent des acteurs privés, la vigilance doit rester de mise…

EDF, Fédération Française de Rugby…

Au-delà des élus et collectivités locales, la corruption atteint aussi les établissements publics ou majoritairement contrôlés par l’État à l’instar d’EDF, dans le collimateur de la justice pour pas moins de 44 contrats litigieux passés entre 2010 et 2016. Au lieu de soumettre ces marchés à des appels d’offres, comme prévu par le droit français, EDF négociait ces contrats de consulting « au gré à gré », sans mise en concurrence. Le délit de favoritisme a ainsi été retenu par le parquet, et 41 consultants encourent des poursuites pour recel de favoritisme. Certains ont eu beau invoquer leur méconnaissance en matière de commandes publiques, le parquet les a retoqués, considérant qu’ils ne pouvaient ignorer qu’aucune mise en concurrence n’avait été organisée.

Les entreprises d’Etat étant souvent prédominantes dans leur secteur, lorsqu’un scandale de corruption éclate, c’est souvent tout le secteur qui est entaché. C’est le cas du monde du sport, fréquemment éclaboussé par des malversations. Si l’Europe a son Fifagate, la France a ses clubs de football… Et sa Fédération française de rugby. Fin décembre, son président, Bernard Laporte, a été condamné à deux ans de prison avec sursis, 75 000 € d’amende et deux ans d’interdiction d’exercer une fonction en lien avec le rugby, pour avoir établi un « pacte de corruption » avec le président du club de Montpellier, Mohed Altrad. Ce dernier aurait notamment reçu un certain nombre d’avantages, comme l’octroi du sponsoring maillot du XV de France, après avoir versé 180 000 € pour un contrat d’image factice.

Les exemples sont trop nombreux pour tous les lister. Retenons simplement qu’entre 2016 et 2021, les atteintes à la probité enregistrées par la police et la gendarmerie ont augmenté de 28%. Cette hausse est notamment liée à celle de la corruption (+46%), qui représente près d’un tiers des atteintes à la probité, suivie du détournement de fonds publics et de la prise illégale d’intérêts. Cette corruption est bien plus présente dans le secteur public (68% des cas) que dans le secteur privé, ce qui, pour le Ministère de l’Intérieur, « s’explique par le fait que la corruption se manifeste à la fois dans les secteurs public (corrompu) et privé (corrupteur) ».

Un pas en avant, deux pas en arrière

Cette hausse interroge d’autant plus lorsque l’on considère toutes les réglementations et institutions anticorruption créées ces dix dernières années. Dans le sillon de l’affaire Cahuzac, l’année 2013 aura vu naître la loi transparence, le Parquet National Financier (PNF) pour enquêter sur la délinquance financière, et la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) pour prévenir les conflits d’intérêts et contrôler les déclarations de patrimoine des élus.

En 2016, la loi relative à la déontologie a défini les principes de probité des agents publics, et la loi Sapin 2 a imposé de nouvelles obligations aux entreprises et créé l’Agence Française Anticorruption (AFA). Suite à l’affaire Fillon, la loi pour la confiance dans la vie politique de 2017 a renforcé les contrôles sur les parlementaires, interdit l’embauche de membres de la famille comme collaborateurs et remplacé l’indemnité forfaitaire pour frais de mandats par un système de remboursement sur notes de frais.

Mais, comme l’a signalé TI dans son dernier indice, chaque avancée est atténuée par « des signaux inquiétants […] comme le nombre de membres du gouvernement mis en cause dans des affaires d’atteintes à la probité ». La France semble condamnée à répéter le même cycle : à chaque progrès dans la lutte anticorruption, un scandale éclate, touchant les plus hautes sphères du pouvoir. Le quinquennat d’Emmanuel Macron n’est pas en reste : on ne compte plus les ministres ciblés par des enquêtes pour corruption ou des mises en examen (Olivier Dussopt, Sébastien Lecornu, Éric Dupond-Moretti, Agnès Pannier-Runacher…).

Qui plus est, les ministres impliqués dans des affaires judiciaires ne respectent plus la jurisprudence Beregovoy-Balladur, qui veut qu’un ministre démissionne s’il est mis en cause dans une affaire judiciaire. À quelques exceptions près, comme la démission de François Bayrou dans l’affaire des emplois fictifs du MoDem, la norme semble désormais d’attendre une condamnation, comme ce fut le cas pour Alain Griset, l’ancien ministre délégué chargé des PME, qui a démissionné en décembre 2021, après avoir été reconnu coupable de « déclaration mensongère » de son patrimoine.

Aux yeux du grand public, ce maintien en poste est synonyme d’une certaine impunité des responsables politiques, qui ont tout loisir de finir leur mandat au vu des lenteurs des procédures judiciaires. Une opinion partagée par TI, qui estime que les sanctions sont moins dissuasives car elles interviennent des années après l’ouverture des procédures.

Quelques pistes d’amélioration

Comment comprendre, alors, cette stagnation qui subsiste en dépit des avancées juridiques ? « Tous pourris », comme certains voudraient le faire croire ? La réalité est toujours plus compliquée. D’abord, il faut le temps que les lois produisent les effets attendus. Mais certaines pistes structurelles pourraient être étudiées pour que les lois puissent véritablement porter leurs fruits et atteindre les objectifs fixés.

> Davantage de moyens

La réponse la plus évidente est le manque actuel de moyens alloués à la détection des faits de corruption. PNF, HATVP…Pour Charles Duchaine, directeur de l’AFA, « la France ne dispose pas des moyens d’investigation contre la corruption ». L’AFA ne dispose que d’un budget de 10 à 15 millions d’euros (contre 60 millions d’euros pour son équivalent italien, selon Anticor). Cela limite ses capacités d’enquête et ses contrôles qui, d’ailleurs, portent plutôt sur l’existence de mesures préventives dans les entreprises, que sur de véritables soupçons de corruption. Le PNF, lui, ne dispose que de 18 magistrats pour traiter environ 600 affaires par an.

Résultat, en France, les affaires de corruption sont plutôt révélées par les médias que par les autorités. Les associations anticorruption entendent également prendre le relais du PNF et de l’AFA lorsqu’ils ne remplissent pas leurs missions. Trois d’entre elles, Anticor, Sherpa et TI, ont reçu un agrément leur permettant de se constituer partie civile, c’est-à-dire de saisir un juge d’instruction. Par exemple, Anticor a porté plainte dans l’affaire des sondages de l’Elysée et une centaine d’autres affaires, dont celles impliquant Richard Ferrand, Alexis Kohler et Eric Dupond-Moretti.

> Clarifier les interactions entre secteur public et secteur privé

Une autre difficulté repose sur la porosité entre le secteur public et le secteur privé, incarnée par excellence par « l’affaire McKinsey » et le recours par l’Etat à des cabinets de conseil, estimé à hauteur d’un milliard d’euros par ans, et pour lequel Bruno Le Maire a lui-même reconnu « des abus ». Cette affaire a relancé les débats sur l’encadrement des relations entre public et privé, qui impliquerait davantage de contrôles… et donc plus de moyens pour la HATVP.

Plus généralement, pour les élus locaux, il est parfois difficile de distinguer conflits d’intérêts et relations « normales » avec les acteurs économiques locaux. Par exemple, si un commerçant échange avec le maire de sa ville, doit-on considérer cela comme du lobbying ? La frontière reste très floue à l’heure actuelle. Cette difficulté sera, espérons-le, atténuée par la loi de février 2022 dite « loi 3DS » (Différenciation, décentralisation, déconcentration), qui prévoit que tout élu local peut désormais consulter un référent déontologue.

> Poursuivre l’innovation juridique

En parallèle des moyens d’enquête, certaines innovations juridiques doivent encore prendre le temps de faire leur effet. À commencer par la loi sur la protection des lanceurs d’alertes, qui facilite la dénonciation d’inconduites par ceux qui en sont témoins.

Par ailleurs, avec l’essor de la CJIP (Convention Judiciaire d’Intérêt Public), la France continue son virage vers la justice négociée, qui fait de l’auto-dénonciation une option de plus en plus concevable pour les entreprises constatant des inconduites en leur sein.

Pour aller encore plus loin, la France pourrait même envisager de créer un statut de repenti dans les affaires de corruption, à l’instar de son voisin belge : l’ancien eurodéputé italien Pier Antonio Panzeri vient de passer un accord avec le Parquet belge, promettant des révélations sur l’affaire de corruption qui secoue actuellement le Parlement européen, en échange d’une réduction de sa peine de prison. Pour l’instant, il n’en est pas question en France, mais l’idée pourrait faire son chemin.

> Encourager une culture de la conformité

Dans ses rapports d’enquête sur les mesures anticorruption du service public local, l’AFA met en lumière le retard du service public sur les thématiques de conformité – par opposition à un secteur privé visé par des obligations plus contraignantes.

Les mesures obligatoires pour les entreprises assujetties à la loi Sapin 2 ne sont pas très répandues dans les services publics. Par exemple, en 2022, seules 24,7% disposent d’un code de conduite, et 12,4% effectuent des vérifications d’intégrité lorsqu’elles s’associent à un tiers. Globalement, les régions restent les collectivités les mieux dotées en matière de plans anticorruption ; les départements et les communes sont plus divers dans leurs pratiques, mais celles-ci restent balbutiantes.

En comparaison, les mesures imposées aux entreprises semblent déjà fonctionner plus efficacement. Comme le répète souvent l’AFA, tout n’est pas parfait, mais les entreprises françaises ont fait de grands progrès dans la gestion du risque de corruption. Il y a peut-être là une clé pour encourager la transformation de la vie publique française et passer à la vitesse supérieure dans la prévention de la corruption.

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