« Venez nous voir à Dubaï » : la nouvelle offshorisation de la grande corruption

« Venez nous voir à Dubaï » : la nouvelle offshorisation de la grande corruption
Dubaï et de nouveaux centres financiers mondiaux attirent désormais la finance illicite et l’argent corrompu

Lors d’une interview réalisée en 2017, un riche Africain nous déclarait qu’un dirigeant d’entreprise qui lui avait longtemps rendu service depuis sa base londonienne lui avait récemment dit : « Venez plutôt nous voir à Dubaï ». Cette simple anecdote participe d’un changement de paradigme majeur mais encore mal compris, que nous allons étudier ici.

En réponse au durcissement des règles applicables à l’argent étranger d’origine douteuse dans les centres financiers historiques, les entreprises concernées se sont tournées vers de nouvelles juridictions plus permissives. Mais cette délocalisation des services redonne aussi un deuxième souffle aux stratégies de corruption, tout en rendant la riposte plus difficile.

Derrière chaque opération de blanchiment réussie se cache nécessairement une équipe d’experts  dont les prestations sont indispensables pour le déroulement sans accrocs de l’opération frauduleuse. Des banquiers, des avocats, des cadres immobiliers, des comptables, des consultants en gestion et des agences de relations publiques ont ainsi joué ce rôle de facilitateurs dans les centres financiers occidentaux pendant des décennies.
Les gouvernements occidentaux se sont donc longtemps adonnés à la kleptocratie, ce système où la réussite en affaires et le pouvoir politique sont inextricablement liés. Ils l’ont fait en tolérant une application laxiste de la loi et en promouvant la déréglementation, souvent par le biais de mécanismes improbables, voire quasi-comiques, d’autorégulation professionnelle.

Ces dernières années, les fuites de données et le plaidoyer courageux de certains politiciens en faveur d’une réforme, bien soutenus par le travail des acteurs issus de la société civils, des journalistes d’investigation et des universitaires, ont néanmoins mis en lumière le rôle délétère de ces professionnels.
En juin 2024, un mois avant de devenir ministre britannique des Affaires étrangères, David Lammy a promis de s’attaquer aux professionnels qui facilitent la corruption à Londres et dans les territoires d’outre-mer du Royaume-Uni. Et il a même précisé que cela incluait « les meilleurs banquiers, avocats, agents immobiliers et comptables que l’argent pouvait acheter ».

Mais si les commentaires de Lammy peuvent laisser penser que l’ère de la facilitation en toute impunité est terminée, tout optimisme béat serait encore déplacé.
Le changement est en effet en grande partie intervenu dans le discours politique et ses répercussions dans les médias. L’application de la loi, elle, demeure sérieusement à la traîne partout ;  aux Etats-Unis, on fait même marche arrière désormais… Et les facilitateurs professionnels continuent de passer entre les gouttes sans être sanctionnés pour leurs pratiques répréhensibles.

En parallèle, nombreux sont aussi ceux qui réagissent à la surveillance plus étroite de l’écosystème dans les juridictions occidentales en s’en remettant à la stratégie dite de  « l’arbitrage juridictionnel » : ils développent ces activités depuis les juridictions où ils peuvent agir sans restrictions similaires.

Arbitrage juridictionnel

Presque tous les cas portés à l’étude impliquent à la fois des prestations occidentales « traditionnelles » et l’intervention de  nouveaux centres financiers mondiaux.

Le réseau professionnel autour de Gulnara Karimova, la fille de l’ancien président de l’Ouzbékistan, Islam Karimov, a été surnommé « le bureau » par les procureurs suisses. Elle a été emprisonnée en 2014 pour avoir accepté des pots-de-vin pour accéder au marché du pays. 12 juridictions ont ainsi été impliquées dans l’enquête pénale à son encontre, dont le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Ouzbékistan, ainsi que les Émirats arabes unis (EAU) et Hong Kong.

Isabel dos Santos, qui est la femme la plus riche d’Afrique et la fille de l’ancien président angolais José Eduardo dos Santos,  s’appuyait elle aussi sur une architecture complexe de partenaires tissée à l’échelle intercontinentale. Ces relais, comme dans le cas de Gulnara Karimova, couvraient les principales juridictions occidentales et plusieurs centres financiers asiatiques tels que Dubaï, Singapour et Hong Kong.

Les juridictions alternatives offrent toutes des conditions très similaires. Ce sont déjà des centres financiers d’envergure mondiale, bien connectés, qui attirent les dirigeants d’entreprises internationales. Leurs gouvernements ont créé des conditions réglementaires, fiscales et de confidentialité souvent comparables avec des centres plus anciens tels que la Suisse et Londres. Dans la dernière édition de l’indice Global Financial Centers, qui classe la compétitivité des centres financiers, Dubaï a ainsi grimpé de quatre places pour dépasser Dublin, Genève et Paris. Fondamentalement, ce sont aussi pour la plupart des États autoritaires où il n’y a pas de pression des médias ou de la société civile concernant les activités commerciales et financières. Même les processus de vérification intermittents en place dans les centres financiers occidentaux sont absents.

L’attractivité redoutable de l’axe « Dubaï-Kong »

Une grande partie de l’activité de ces centres financiers exotiques est légale et fondée sur leurs avantages concurrentiels légitimes. De plus, les entreprises sont naturellement attirées par leurs vastes réserves de capitaux. Mais ils s’avèrent surtout particulièrement attrayants pour les firmes qui ne peuvent faire autrement.

Parmi elles, un certain nombre sont issues d’Etats sous sanctions comme la Russie ou l’Iran. Mais cela concerne également de vastes régions comme l’Afrique et l’Asie Centrale, où les règles de conformité sont de plus en plus exigeantes et strictes alors que  les particuliers fortunés comme les entrepreneurs à succès ne parviennent plus à accéder aisément aux juridictions de l’OCDE. Des chercheurs de l’Université du Sussex ont ainsi montré une évolution majeure touchant les réseaux d’argent sale ; ils s’éloignent de l’Ouest pour se diriger vers ce que ces universitaires britanniques nomment le nouvel « axe Dubaï-Kong ».

Certes il n’existe pas de données précises sur l’ampleur de cet arbitrage juridictionnel mais tout dans notre travail conduit à penser qu’il est considérable.
Deux excellents exemples en Suisse en sont le négoce de matières premières et la gestion de patrimoine. Ces secteurs sont longtemps restés sous les radars, sans qu’on puisse l’expliquer. Mais la réglementation s’est renforcée et l’attention des médias à leur égard s’est considérablement développée ces dernières années. Les deux secteurs ont alors réagi de façon identique ; les entreprises en question ont exfiltré des composantes importantes de leur activités hors de Suisse.
Pendant ce temps, les Émirats arabes unis ont été surnommés la « nouvelle Mecque financière suisse », le Financial Times rapportant en mai 2025 que les family offices helvètes s’y installent « en masse ». Et loin de minimiser leur «pédigrée suisse », ils continuent de faire la publicité de leur expertise multigénérationnelle et de leur mystique de « l’argent ancien », mais depuis des lieux plus accueillants.

Que peut-on faire ?

Certes les nombreux types d’activités juridiques impliquant des « prestations BtoB » dans ces juridictions ne devraient malheureusement pas être affectés. Mais le droit national et international ne doit pas rechigner pour autant à déplacer le combat pour désigner l’entreprise kleptocratique de ces élites établies, associées à des professionnels réputés, comme une forme grave de crime organisé. Cela permettrait d’abord aux procureurs de cibler plus aisément les professionnels qui travaillent avec des kleptocrates criminels plutôt que d’avoir à prouver que l’actif traité a une origine criminelle avérée..

Cette démarche a été initiée par les procureurs suisses dans l’affaire Karimova. Elle reflète la réalité selon laquelle les gains mal acquis sont stratifiés et intégrés dans des actifs détenus à l’étranger, tout comme les facilitateurs le font pour les gangs criminels. Cela signifie également que le déménagement du bureau de gestion de patrimoine à Dubaï n’empêchera pas les poursuites lorsqu’un actif est détenu ou enregistré.
Enfin, les gouvernements pourraient stimuler le marché du recouvrement des avoirs en facilitant la saisine des gouvernements étrangers et de la société civile, avec des cabinets d’avocats experts travaillant à but lucratif.

La finance illicite est toujours transnationale et en cela rien ne change :  il n’y a donc pas à s’avouer vaincu au prétexte que les affaires douteuses se régénèrent au fil de leurs mouvements. Cependant, nous devons admettre qu’elle entre dans une nouvelle étape de sa diffusion et de sa complexité mondiales.

Sources

The Conversation France > https://theconversation.com/fr
The Conversation France > https://theconversation.com/come-meet-us-in-dubai-the-new-offshoring-of-grand-corruption-258434
Cet article initialement publié dans le média en ligne The Conversation a été écrit par les professeurs John Heathershaw (University of Exeter) et Ricardo Soares de Oliveira (Sciences Po Paris, University of Oxford). Il a été traduit de l’anglais au français par Franck Métay pour Skan1.

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