TotalEnergies, Lafarge : deux procès majeurs, cruciaux pour le droit français des entreprises

TotalEnergies, Lafarge : deux procès majeurs pour ces firmes et décisifs pour le droit français des entreprises
TotalEnergies et Lafarge font face à des mises en cause totalement inédites en France

Devoir de vigilance, lutte anticorruption, lanceurs d’alertes, critères RSE… À l’heure où la notion de responsabilité des entreprises connaît de profonds bouleversements, plusieurs entreprises sont ciblées par des poursuites inédites en France. Parmi elles, deux affaires sont susceptibles de marquer durablement l’avenir du droit français : les poursuites à l’encontre de TotalEnergies et du cimentier Lafarge.

Atteintes environnementales : la bataille judiciaire continue pour Total

En 2017, la loi française sur le devoir de vigilance a bouleversé la responsabilité des entreprises vis-à-vis des activités de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Conformément à une approche plus globale de la responsabilité, les grandes entreprises doivent mettre en place un plan de vigilance afin d’identifier et maîtriser les potentiels dommages humains et environnementaux découlant de leurs activités commerciales.

Les associations et ONG n’ont pas attendu longtemps avant de mobiliser cette réglementation pour mettre certaines entreprises face à leurs responsabilités. Dès 2019, plusieurs ONG ont lancé une procédure judiciaire contre TotalEnergies pour non-respect de son devoir de vigilance, notamment en lien avec un projet d’oléoduc en Ouganda. Nous avions résumé ailleurs les détails de cette affaire, renvoyée successivement d’un tribunal à l’autre jusqu’à aujourd’hui. L’attente continue : le procès, qui devait avoir lieu en octobre, a été reporté au 7 décembre 2022 – les ONG à l’origine de la procédure ont déclaré que Total leur avait envoyé de nouveaux documents trop tard, ne leur laissant pas assez de temps pour étudier le dossier.

Cette bataille procédurale ralentit le dénouement de l’affaire. Mais elle lui laisse aussi le temps de gagner en ampleur. De nombreuses entités ont rejoint cette action en justice, dont les villes de Paris et New-York en septembre 2022. De plus en plus, l’affaire dépasse le projet d’oléoduc en Ouganda et s’apparente à un procès de l’entreprise dans son ensemble.

Et pour cause : étant une des plus grandes entreprises mondiales du secteur énergétique principal émetteur de gaz à effet de serre, Total est une cible hautement symbolique. Par ce choix, ces ONG illustrent la montée en puissance de la société civile, désormais à même d’utiliser des armes juridiques face à un acteur économique surpuissant.

Total étant la première entreprise ciblée pour manquement à son devoir de vigilance, le verdict créera un précédent pour toutes les affaires qui lui succéderont. Celles-ci ne se feront pas attendre : des ONG françaises et internationales ont d’ores et déjà intenté d’autres actions, comme la mise en demeure du groupe Suez en 2021 pour manquement à son devoir de vigilance au Chili, ou encore celle de 9 entreprises pour non-respect du devoir de vigilance lié à leur utilisation du plastique, dont Nestlé France, Casino, Auchan et Danone.

L’actualité de Total montre aussi à quel point les potentiels leviers de pression vis-à-vis des entreprises se sont multipliés : en parallèle, deux autres ONG (Darwin Climax Coalition et Razom We Stand) ont porté plainte en octobre contre Total pour « crimes de guerre » en Ukraine, l’accusant d’avoir contribué à la fourniture de carburant (du kérozène) utilisé dans le bombardement de populations civiles ukrainiennes. Ces accusations ont été jugées « outrancières et diffamatoires » par Total ; de leur côté, les plaignants invoquent « l’évolution juridique de la notion de complicité, revenant à considérer que les grands acteurs privés (et publics) peuvent être poursuivis (…), même si la preuve n’est pas rapportée qu’ils partagent le dessein de l’auteur principal », ici l’armée russe.

Complicité de crimes contre l’humanité : $778 millions d’amende FCPA à payer par Lafarge

Cette approche de la notion de complicité est également au cœur de la mise en examen du groupe cimentier Lafarge, qui appartient désormais à la multinationale suisse Holcim, et est accusé d’avoir contribué au financement de l’État islamique en Syrie pour maintenir ses activités dans le pays. À elle seule, cette affaire judiciaire dépeint la complexité règlementaire croissante dans laquelle les entreprises françaises évoluent.

D’un côté, elles font face à des mécanismes judiciaires désormais bien connus, comme les poursuites du FCPA, la loi américaine sur la corruption des agents étrangers. Le cas Lafarge n’a pas échappé à la vigilance du régulateur américain : l’entreprise vient de reconnaître sa culpabilité et d’accepter une sanction de $778 millions. Un mécanisme bien connu, car on y retrouve les ingrédients classiques des poursuites FCPA : la justice américaine propose un règlement à l’entreprise ; l’entreprise accepte le règlement et la sanction affiliée afin d’éviter un procès sensiblement plus coûteux, livre à la justice américaine toutes les informations dont elle dispose, et s’engage à améliorer son dispositif de conformité interne.

Au cours de ce processus, il est fréquent de voir l’organisation se désolidariser de certains employés, les accusant d’avoir agi seuls, à l’insu de l’entreprise. En pointant du doigt les individus coupables, l’entreprise montre sa volonté de coopérer… Et succombe parfois à la tentation de faire peser l’intégralité de la faute sur un individu facilement « éjectable ». Ce mécanisme a été dénoncé par Frédéric Pierucci, qui a accusé Alstom de l’avoir sacrifié face à la justice américaine après avoir passé plusieurs années en prison aux États-Unis dans le cadre de l’affaire Alstom. C’est aussi ce que dénonce aujourd’hui l’ex-PDG de Lafarge, Bruno Lafont, qui accuse Holcim d’avoir mené une enquête exclusivement à charge contre lui.

La désignation de coupables influencera-t-elle l’issue du procès français de Lafarge ? Difficile à savoir, car aucun précédent n’existe à l’heure actuelle. Contrairement au terrain désormais familier de la justice américaine, l’environnement juridique français (et européen) est en pleine évolution sur ces thématiques, et Lafarge est la toute première entreprise à être inculpée pour complicité de crimes contre l’humanité en France. Les critères qui seront retenus pour affirmer ou infirmer la complicité de Lafarge, l’importance de l’intention (ici, l’intention de commettre des crimes contre l’humanité), la valeur accordée à la coopération de l’entreprise… Tout ou  presque reste à définir.

Une jurisprudence française en construction

Plus largement, le rapport entre les instances régulatrices et les entreprises est en construction. Par exemple, la CJIP (Convention Judiciaire d’Intérêt Public) est un mécanisme de justice négociée qui a fait ses preuves, mais qui reste très jeune si on le compare au FCPA américain. Ses applications peuvent être amenées à évoluer, comme la possibilité pour une entreprise de conclure plusieurs CJIP : celle-ci n’avait jamais été évoquée jusqu’à octobre dernier, lorsque le PNF a évoqué la possibilité de conclure une nouvelle CJIP avec Airbus pour des soupçons de corruption lors de la vente de 21 avions à la Libye en 2007.

En bref, les affaires Total et Lafarge sont à suivre car elles présentent des enjeux colossaux pour le droit français. Si Total est le premier cobaye dans le laboratoire juridique du devoir de vigilance, l’affaire Lafarge marquera donc quant à elle un précédent vis-à-vis de la notion de complicité à des crimes contre l’humanité.

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