Conformité

L’Inde dans le viseur du FCPA : dernières sanctions et bonnes pratiques

Les entreprises internationales qui se développent en Inde se retrouvent dans le collimateur du FCPA américain

Avec sa croissance démographique et son économie florissante, l’Inde présente de nombreuses opportunités commerciales pour les entreprises du monde entier. Mais le pays expose aussi les entreprises à des risques importants en termes de corruption.

L’Inde figure au 80ème rang des Etats les plus corrompus selon le classement Transparency International de 2019. La lourdeur de la bureaucratie y a favorisé une corruption endémique, liée notamment aux approbations gouvernementales qu’il est nécessaire de recevoir  avant de se livrer à tout type d’activité : la difficulté à obtenir permis, licences et autorisations résulte en un risque accru partout où entreprises et agents gouvernementaux entrent en contact.

Plus généralement, dans un pays où il est coutume de s’échanger des cadeaux dans le cadre de négociations commerciales, les problèmes de conformité touchent particulièrement les sociétés étrangères avec des intérêts et enjeux importants en Inde. Celles qui s’adonnent à ces pratiques peuvent alors subir des poursuites émanant d’organes judiciaires étrangers en vertu des lois anticorruption à portée extraterritoriale. Et en premier lieu, la plus puissante d’entre elles : le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), la loi fédérale américaine de lutte contre la corruption à l’extérieur des Etats-Unis.

Ces dernières années, on ne compte ainsi plus les poursuites engagées par les autorités américaines contre des entreprises pour des faits commis hors des Etats-Unis avec à la clé des amendes très élevées. Les entreprises souhaitant développer leurs activités en Inde s’avèrent donc une cible de choix.

19,6 millions de dollars pour Beam/Suntory

En octobre dernier, le géant des spiritueux Beam/Suntory a accepté de payer 19,6 millions de dollars à la justice américaine. Selon le Département de Justice américain (DoJ), le groupe aurait versé des pots-de-vin à des représentants du gouvernement indien de 2006 à 2012, par l’intermédiaire de tiers promoteurs et distributeurs, pour obtenir des contrats avec des magasins et dépôts contrôlés par le gouvernement. À noter aussi que les faits précèdent l’acquisition de l’entreprise américaine Beam par la holding japonaise Suntory en 2014.

Beam a par exemple versé 18 000 dollars à un fonctionnaire indien pour obtenir une licence d’embouteillage. Dans ce cas, c’est un haut dirigeant de l’unité commerciale Asie-Pacifique / Amérique du Sud qui a autorisé le pot-de-vin, et, pour le dissimuler, a fait transiter le paiement par le tiers embouteilleur de Beam India. Trois cadres de haut niveau au sein de groupe, dont un appartenant au département juridique, seraient impliqués dans ces faits de corruption.

Sur le plan comptable, Beam India aurait généralement déguisé les pots-de-vin sous la forme de commissions. La trace de ces paiements a été retrouvée dans des comptes parallèles tenus par certains dirigeants de Beam India. Par exemple, dans la période concernée, la filiale a surfacturé les prestations de certains tiers : de plus de 550 000 dollars pour son promoteur de l’Etat de Dehli, ou encore d’1,5 million de dollars pour un promoteur employé dans le Département des magasins des cantines de l’armée indienne (« CSD »). Une partie de ces fonds était ensuite versée à des fonctionnaires employés dans des magasins contrôlés par le gouvernement indien.

Le groupe est aussi accusé d’avoir falsifié les lettres de certification soumises dans le cadre de la loi Sarbanes-Oxley (la loi fédérale américaine votée en 2002 afin de renforcer la transparence financière des entreprises), et d’avoir conspiré pour entraver les contrôles comptables internes qui auraient pu révéler cette pratique de paiements illégaux. Selon le DoJ, le groupe avait déjà été mis en garde par des conseillers externes à propos de la nécessité d’améliorer ses contrôles comptables concernant les risques associés aux activités irrégulières de tiers en Inde.

Au-delà de ces pratiques illégales, le DoJ a déclaré que la résolution avait été conclue sur la base d’un certain nombre de facteurs aggravants : il reproche au groupe de ne pas avoir divulgué en temps opportun les faits de corruption et de ne pas avoir sanctionné les responsables impliqués, ainsi que son refus de reconnaître sa responsabilité pendant plusieurs années. En effet, en juillet 2018, Beam avait déjà payé 8,2 millions de dollars à la SEC (Securities and Exchange Commission, organe fédéral américain chargé du contrôle des marchés financiers), et s’était montré coopératif à ses yeux, pour régler les accusations civiles connexes, sans se prononcer néanmoins sur sa responsabilité dans les faits incriminés. Selon le DoJ, la coopération du groupe avec les autorités américaines a été globalement insuffisante. La société ne faisant pas non plus d’effort sérieux pour parvenir à une résolution parallèle des 2 procédures, il ne lui a porté crédit concernant le règlement de ses démêlés avec la SEC.

Le cas Mondelēz/Cadbury : 13 millions de dollars

Dans une affaire similaire, la multinationale agroalimentaire Mondelēz International a réglé 13 millions de dollars aux autorités américaines pour une affaire impliquant le groupe Cadbury. Cette fois encore, des paiements illicites avaient été versés à un agent gouvernemental afin d’obtenir des autorisations pour une usine de chocolat à Baddi, en Inde. Et ces actes ont continué malgré le rachat en 2010 par Mondelēz.

De février à juillet 2010, l’agent en question a soumis 5 factures à la filiale Cadbury India pour la préparation des demandes de licences. Or, selon la SEC, ce sont les employés de Cadbury India qui ont préparé ces demandes et non le fonctionnaire indien. En tout, pas moins de 90 000 dollars auraient été versés à cet agent, qui aurait retiré de son compte bancaire les fonds en espèce après chaque paiement. À la suite de ces transactions, Cadbury India a obtenu les licences et autorisations nécessaires pour l’ouverture de son usine à Baddi.

Parmi les autres faits reprochés par les autorités américaines, les points communs avec l’affaire Beam/Suntory sont nombreux : les registres comptables de la filiale indienne ne reflétaient pas la nature des services rendus par ce fonctionnaire indien, et les contrôles de compliance n’étaient pas conformes au FCPA. Pour des autorités telles que la SEC, ces violations des règles de comptabilité et de conformité sont plus faciles à repérer et prouver que des faits de corruption.

Tous les secteurs sont concernés

Ces deux affaires comptent parmi une longue liste d’entreprises épinglées par la justice américaine pour des malversations en Inde. Pour ne citer que quelques exemples :

  • En 2019, l’entreprise américaine Cognizant a écopé d’une sanction de 25 millions de dollars pour avoir versé des paiements illégaux à un haut fonctionnaire indien en échange d’un permis de construire. Là encore, ces paiements n’avaient pas été correctement retranscrits dans les registres comptables de l’entreprise. Selon la SEC, l’ancien président de l’entreprise, Gordon Coburn, et son ancien directeur juridique, Steven E. Schwartz, avaient autorisé le pot-au-vin. L’inculpation de ces deux dirigeants a été prononcée pour violation des dispositions anticorruption du FCPA.
  • La même année, le géant américain Walmart a écopé d’une sanction de 282 millions pour violation du FCPA : dans ce cas, les affaires de corruption visées s’étaient produites en Inde, mais aussi au Brésil, en Chine et au Mexique ; ici aussi, la faiblesse de ses contrôles internes anticorruption avaient été reprochée à l’entreprise.
  • En 2012, l’entreprise américaine Oracle avait déjà payé une amende civile de 2 millions de dollars à la suite d’une affaire de pots-de-vin en Inde.
  • En 2005, l’avionneur brésilien Embraer a également été sommé de régler 205 millions de dollars, à cause d’une commission versée à un consultant indien lui ayant permis d’obtenir un contrat de 208 millions de dollars pour la construction d’avions militaires pour l’armée de l’air indienne.

Contrôle interne, évaluation des tiers, politique des cadeaux : le parcours du combattant

Pour éviter de telles poursuites, les entreprises doivent être particulièrement vigilantes et adopter des mesures de précaution strictes. Un mécanisme solide de contrôle interne doit permettre une transmission efficace de l’information au sein de l’entreprise, afin que tous les employés soient sensibilisés aux règles de conformité. Il doit également faciliter la dénonciation d’actes illégaux grâce à un système d’alerte interne et prévoir des sanctions contre les personnes qui s’avèreraient responsables de faits de corruption.

Mais dans les pays à risque tels que l’Inde, les entreprises doivent aussi être très attentives à certains aspects complémentaires. Une évaluation rigoureuse des tiers réduit le risque de traiter avec une organisation dont les pratiques seraient incompatibles avec les dispositions du FCPA : dès qu’un tiers intervient dans la chaîne de production, l’entreprise doit réaliser ses due diligence, qu’il s’agisse de fournisseurs, d’intermédiaires ou de partenaires commerciaux. Ces contrôles doivent aussi absolument être mis en œuvre en cas de fusion-acquisition. Dans le cas de l’acquisition de Cadbury par Mondelēz, de véritables vérifications en amont sur la cible auraient pu permettre à l’acquéreur de se prémunir face aux poursuites ultérieures du FCPA.

Quant à la pratique des cadeaux, parfois difficile à contourner dans un pays comme l’Inde, elle doit être rigoureusement encadrée afin d’éviter tout soupçon de contrepartie dissimulée, qui exposerait l’entreprise à un risque pénal. Pour maîtriser ce risque, l’AFA (Agence Française Anticorruption) recommande dans un guide dédié une série de mesures formalisant la politique d’offre et d’acceptation des cadeaux et invitations : l’entreprise peut par exemple instaurer un seuil de valeur et de fréquence au-delà desquels des cadeaux ne peuvent être offerts ou reçus.  Dans tous les cas, ceux-ci doivent être convenablement répertoriés dans les enregistrements comptables. Une politique de cadeaux standardisée, articulée avec le code de conduite de l’entreprise, peut ainsi permettre à l’organisme de se prémunir à la fois contre des dérives potentielles, et contre des soupçons de corruption ou trafic d’influence.

Sources

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Brune Lange

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