Nous vous proposons d’accéder ici au texte intégral de la CJIP (Convention Judiciaire d’Intérêt Public) signée le 29 novembre 2023 entre le Procureur de la République Financier près le tribunal judiciaire de Paris et la société ADP INGENIERIE.
Ce document met en évidence différents stratagèmes et les circuits complexes utilisés par la société afin d’obtenir frauduleusement des marchés publics dans les juridictions concernées (Libye et Emirats Arabes Unis) dans le cadre de plusieurs projets commandités par les autorités locales. Il décrit aussi certains mécanismes de corruption active d’agents publics étrangers.
Outre l’amende significative (presque 15 M€, voir détails ci-dessous) à payer pour les inconduites constatées, il est important de noter qu’ADP INGENIERIE devra se soumettre en parallèle à un certain nombre de mesures répressives ou contraignantes issues d’un accord signé par sa maison mère avec la Société Financière Internationale (IFC, membre du Groupe de la Banque Mondiale) dont la mise en place d’un programme strict de mise en conformité anticorruption sous le contrôle d’un expert indépendant
Convention judiciaire d’intérêt public
entre
LE PROCUREUR DE LA REPUBLIQUE FINANCIER
près le tribunal judiciaire de Paris
et
ADP INGENIERIE
Orly Parc, Zone Sud – Bâtiment 641, 91200 ATHIS NONS
Vu l’article 41-1-2 du code de procédure pénale ;
Vu les articles R.15-33-60-1 à R.15-33-60-10 du même code ;
Vu l’enquête préliminaire initiée par le parquet de Paris le 10 février 2014 sous la référence 13 277 000 524 et le dessaisissement du parquet de Paris au profit du parquet national financier ;
Vu la poursuite d’enquête confiée par le parquet national financier à l’office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (« OCLCIFF ») sous la référence PNF 16 036 000 071 ;
Vu l’enquête préliminaire confiée le 19 février 2018 par le parquet national financier à
l’OCLCIFF sous la référence PNF 17 362 000 024 ;
Vu la jonction des deux procédures sous la référence PNF 16 036 000 071.
1. ADP INGENIERIE est une société anonyme au capital social de 10 500 687,12 € dont le siège social est situé à Orly Parc, Zone Sud — Bâtiment 641, 91200 Athis-Mons.
2. Elle intervient dans le domaine des études d’ingénierie d’aéroports et de grands équipements publics en France et à l’étranger, et réalise des prestations de conception et maîtrise d’ouvrage, conseil et expertise technique se rapportant à la réalisation d’infrastructures complexes.
3. Elle était détenue directement jusqu’en 2017 par la société AEROPORTS DE PARIS SA (« ADP SA ») dont le siège social est situé 1, rue de France, 93290 Tremblay-en-France. Depuis cette date, elle est détenue par ADP INTERNATIONAL, dont le siège social est situé 1, rue de France, 93290 Tremblay-en-France, elle-même filiale à 100% de ADP SA.
4. Groupe ADP, dont la société mère est ADP SA, cotée sur Euronext Paris, est un opérateur aéroportuaire présent sur l’ensemble de la chaîne de valeur de l’aéroport, allant des études en ingénierie, master planning et design, à la mise en service et à l’exploitation d’infrastructures complexes (terminaux, pistes, trieurs à bagages, etc.). Groupe ADP emploie 26 183 collaborateurs dans 50 pays et réalise un chiffre d’affaires de 4,7 milliards € au 31 décembre 2022.
5. Le groupe est organisé en 4 métiers, parmi lesquels le segment « International et développements aéroportuaires », qui rassemble les activités de management et d’ingénierie aéroportuaires et dont fait partie ADP INGENIERIE.
A. Faits relatifs à la Libye
6. Le 26 juillet 2013, ADP INGENIERIE déposait plainte pour abus de confiance, faux et usage, complicité et recel de ces délits à la suite (i) de la réception, par son président directeur- général nommé en novembre 2011, d’une lettre anonyme alléguant de faits de corruption en lien avec la négociation de contrats libyens entre 2006 et 2008, et (ii) de la découverte, dans le cadre d’une instance opposant ADP INGENIERIE à l’un de ses prestataires devant le tribunal de commerce de Paris, de documents évocateurs de faits de corruption d’agents publics étrangers en lien avec ces contrats.
7. Le 10 février 2014, le parquet de Paris confiait une enquête préliminaire à l’OCLCIFF. Le 1er juin 2016, le parquet de Paris se dessaisissait de la procédure au profit du parquet national financier. Le parquet national financier poursuivait l’enquête préliminaire des chefs notamment de corruption d’agent public étranger. L‘enquête mettait en lumière plusieurs éléments, corroborés par les audits et contrôles internes diligentés au sein d’ADP INGENIERIE, dont les premiers avaient été réalisés avant le dépôt de plainte.
Les marchés
8. En 2006, ADP INGENIERIE remportait un appel d’offres lancé par l’aviation civile libyenne (« LCAA ») pour la réalisation de plans de masse et d’études des terminaux des aéroports de Tripoli, Benghazi et Sebha.
9. ADP INGENIERIE concluait ensuite plusieurs contrats avec LCAA, dont trois contrats
principaux :
10. Des avenants pour près de 7 millions € et des contrats de moindre envergure étaient également conclus par ADP INGENIERIE, notamment un contrat dit « AI Sarah » prévoyant une rémunération de 0,9 millions €.
11. Les prestations d’ADP INGENIERIE en Libye prenaient fin au moment du déclenchement de la guerre civile, en février 2011. Selon un rapport d’audit interne de 2013, les montants facturés au titre des contrats libyens s‘élevaient à 84 millions €, et les montants effectivement encaissés à 71,2 millions €.
L’enquête
L’obtention des marchés
12. Plusieurs courriels suggéraient fortement qu‘ADP INGENIERIE, grâce à ses prestataires locaux, parvenait à obtenir des informations privilégiées, notamment concernant l’offre à formuler, qui lui auraient permis de remporter le marché.
13. Par ailleurs, il ressortait d’un courriel d’un partenaire qu’en dépit de l’opposition d’un ministre à ce que les trois aéroports soient attribués à ADP INGENIERIE, un ministre à l’autorité supérieure et un certain «NC», non identifié, intervenaient afin qu‘ADP INGENIERIE obtienne l’intégralité du marché, en contrepartie de « promesses ».
14. Un rapport de diagnostic établi en 2013 par un consultant à la demande d’ADP INGENIERIE indiquait qu’un partenaire libyen (« Partenaire A ») avait contribué à l’obtention par ADP INGENIERIE des trois contrats avec LCAA.
15. Partenaire A était identifié comme un parent de «NC», et comme un ancien militaire de l’armée libyenne, proche du pouvoir au moment des faits.
La création d’ADPl LIBYA
16. ADP INGENIERIE s’était implantée en Libye en ouvrant dans un premier temps une succursale en juillet 2007. En 2008, ADP INGENIERIE décidait de constituer une société de droit libyen (« ADPI LIBYA »), détenue à 65 % par ADP INGENIERIE et à 35 % par Partenaire A. Ce dernier transférait à ADP INGENIERIE, aux termes d’un protocole d’accord entre actionnaires, ses droits et obligations relatifs à ses actions dans le capital d’ADPI LIBYA.
17. Cette filiale avait notamment pour objectif annoncé de bénéficier de dispositions locales financièrement avantageuses. Les investigations tendaient à établir que les conditions d’obtention de cet avantage n’étant pas remplies, il avait été octroyé en contrepartie du versement d’au moins 500 000 €, par l’intermédiaire de Partenaire A et de sa société, à l’instance administrative compétente.
18. La création de la filiale avait été approuvée contre l’avis de la direction juridique
Les prestataires et représentants locaux
19. Dans le cadre des contrats conclus avec la LCAA, ADP INGENIERIE avait conclu un certain nombre de contrats avec des prestataires et représentants locaux (les « Prestataires Locaux »):
20. L’enquête révélait qu’il n’était pas possible d’apprécier la réalité de certaines prestations payées aux Prestataires Locaux.
21. Selon des rapports d’audit :
22. Certaines des factures établies par une société contrôlée par Partenaire A étaient en outre payées sur le compte personnel de Partenaire A à Paris.
L’enquête interne
23. Les résultats d’une enquête interne diligentée par ADP INGENIERIE étaient remis ultérieurement au parquet national financier. Ils corroboraient et renforçaient les éléments du dossier d’enquête pénale.
B. Faits relatifs à l’Émirat de Fujaïrah
24. Le 22 décembre 2017, la société ADP INGENIERIE remettait au parquet national financier deux rapports d’audit demandés par le président du conseil d’administration d’ADP INGENIERIE, consécutifs à des allégations de fraude formulées par deux anciens employés d’une de ses filiales.
25. Les rapports d’audit relevaient en particulier des paiements atypiques réalisés dans le cadre des activités du groupe dans l’Emirat de Fujaïrah (Emirats Arabes Unis), relatives à la création d’un lotissement à usage mixte. Ils mettaient notamment en exergue le rôle d’une société locale dont la valeur du contrat apparaissait excessive au regard de son périmètre d’intervention. Cette société, sous-traitante d’ADP INGENIERIE, était détenue majoritairement par un haut fonctionnaire de l’Emirat de Fujaïrah (« Directeur D »), signataire du contrat relatif au lotissement, en qualité de représentant du gouvernement de l’Emirat de Fujaïrah.
26. Le marché relatif au lotissement, signé en date du 22 mars 2011, comportait deux phases, l’une de « design » et l’autre de « supervision » estimées à 34 millions AED chacune, soit un montant forfaitaire de 68 millions AED, correspondant à environ 13,8 millions €.
27. In fine, seule la partie « design » était réalisée et donnait lieu au paiement de 25,5 millions AED, soit environ 4,92 millions €, sur les 34 millions AED facturés par ADP INGENIERIE au Gouvernement de Fujaïrah.
28. Dans le cadre du marché, ADP INGENIERIE avait, à la même date du 22 mars 2011, signé un contrat avec une société locale contrôlée par Directeur D, dont les missions consistaient à collecter des données topographiques et cadastrales, et à contrôler les livrables d’ADP INGENIERIE. Le contrat avec la société contrôlée par Directeur D prévoyait également des phases de « design » et « supervision » de 7,30 millions AED chacune, soit un montant global de 14,6 millions AEO (environ 2,98 millions €).
29. Le premier audit comparait la valeur du contrat avec la société contrôlée par Directeur D à celle de deux autres sous-traitants engagés par ADP INGENIERIE sur ce projet pour la réalisation de prestations techniques sur la partie design, et constatait que celle-ci représentait le double voire le triple de la valeur des contrats des deux autres prestataires, pour des tâches pourtant moins techniques.
30. L’audit n‘avait retrouvé aucun des livrables.
31. Il apparaissait à l’annexe 4 du contrat avec la société contrôlée par Directeur D une fiche administrative désignant un entrepreneur (« Entrepreneur C ») et Directeur D comme propriétaires de cette entreprise.
32. Une convention « ACCORD DE NOMINATION D’UN AGENT LOCAL », conclue le 22 mars 2011 entre ADP INGENIERIE et Directeur D, prévoyait par ailleurs des honoraires de 5% calculés sur la valeur de chaque contrat et conseil exécutés par ADP INGENIERIE au sein de l’Emirat de Fujaïrah pendant la durée de l’accord.
33. A chaque encaissement perçu par ADP INGENIERIE de la part de l’Emirat de Fujaïrah, Directeur D et sa société percevaient, sur la base des contrats signés, une commission de respectivement 5% et 21,5 %. Entre avril 2011 et octobre 2013, Directeur D percevait de la part d’ADP INGENIERIE plus de 250 K€, et sa société environ 1million €.
34. L’enquête confirmait ainsi qu’ADP INGENIERIE avait rémunéré Directeur D et sa société, alors qu‘il était par ailleurs Directeur du protocole au sein du cabinet de l’Emir de Fujaïrah et représentant de Émirat de Fujaïrah lors de la conclusion du contrat.
35. Au terme des investigations, il apparaissait donc que Directeur D avait été rémunéré par ADP INGENIERIE directement et indirectement, alors même qu‘il était par ailleurs haut fonctionnaire et représentant du cocontractant.
* * * * * *
36. Le procureur de la République financier estime que l’ensemble de ces faits, relatifs à la Libye et à l’Emirat de Fujaïrah, est susceptible de recevoir la qualification de corruption d’agents publics étrangers prévue à l’article 435-3 du code pénal.
37. Aux termes de l’article 41-1-2 du code de procédure pénale, le montant de l’amende d’intérêt public est « fixé de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, dans la limite de 30 % du chiffre d’affaires moyen annuel calculé sur les trois derniers chiffres d’affaires annuels connus à la date du constat de ces manquements ».
38. Le montant du chiffre d’affaires consolidé du Groupe ADP était de 4 688 millions € au cours de l’exercice clos le 31 décembre 2022, 2 777 millions € au cours de l’exercice clos le 31 décembre 2021 et 2 137 millions € au cours de l’exercice clos le 31 décembre 2020, soit un chiffre d’affaires annuel moyen de 3 200,7 millions € au cours des trois derniers exercices.
39. Le montant maximal théorique de l’amende d’intérêt public encourue par ADP INGENIERIE à hauteur de 30% est donc de 960,2 millions €.
40. Les investigations ont permis d’évaluer les avantages tirés des manquements à la somme de :
41. Concernant les marchés libyens, l’exécution des contrats ayant conduit à constater des pertes significatives dans le contexte de la guerre civile, l’évaluation des avantages tirés des manquements se fonde sur l’estimation prévisionnelle des résultats au démarrage de l’exécution des contrats, après réintégration des commissions litigieuses.
42. Concernant le marché de Fujaïrah, l’évaluation se fonde sur la comptabilité analytique historique d’ADP INGENIERIE après réintégration des commissions litigieuses et capitalisation des bénéfices de trésorerie retirés. Elle constitue la part restitutive de l’amende d’intérêt public.
43. La part afflictive de l’amende retient les facteurs majorants suivants :
44. Elle retient au titre des facteurs minorants les circonstances suivantes :
45. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, le montant de la part afflictive de l’amende s’élève à :
46. Dans la mesure où les avantages tirés des manquements relatifs à la Libye n’ont finalement pas été perçus par ADP INGENIERIE, il convient de n’inclure dans le calcul de l’amende d’intérêt public les concernant que sa seule part afflictive.
47. Par conséquent, le montant total de l’amende d’intérêt public à payer par ADP INGENIERIE est fixé à la somme de 14 600 000 €.
48. ADP INTERNATIONAL signait le 4 janvier 2022 un accord transactionnel avec la Société Financière Internationale (l’lFC), principale institution de développement du secteur privé dans les pays émergents au sein du Groupe de la Banque Mondiale. Au titre de cet accord, elle était exclue, ainsi que les sociétés qu’elle contrôle (en ce compris ADP INGENIERIE), pour une durée de 12 mois, des projets financés par le Groupe de la Banque Mondiale.
49. Dans le cadre de l’accord, ADP INTERNATIONAL et ses filiales sont soumises au contrôle, par un expert indépendant, l’lntegrity Compliance Officer, de la mise en œuvre de son programme de mise en conformité pendant une durée de deux ans.
50. Par ailleurs, aux termes d’un courrier remis au parquet national financier le 29 novembre 2023, ADP SA a déclaré mettre en œuvre dans l’ensemble du périmètre du Groupe ADP, les actions d’amélioration requises par l’expert indépendant en charge du contrôle du programme de conformité dans le cadre de l’accord transactionnel conclu entre ADP INTERNATIONAL et la Société Financière Internationale (l’IFC) le 4 janvier 2022.
51. ADP INGENIERIE n’est pas soumise, dans ces conditions, à un programme de mise en conformité sous le contrôle de l’Agence Française Anticorruption.
52. Aux termes de la présente convention, ADP INGENIERIE s’engage à procéder au paiement de la somme de 14 600 000 € au titre de l’amende d’intérêt public, dans les conditions prévues par l’article R.15-33-60-6 du code de procédure pénale.
53. Ce paiement aura lieu dans un délai de dix jours à compter de la date à laquelle la présente convention sera devenue définitive.
54. L’exécution des obligations prévues par la convention éteint l’action publique à l’égard de la société ADP INGENIERIE.
55. Il est rappelé que conformément à l’article 41-1-2 du code de procédure pénale, l’ordonnance de validation de la présente convention judiciaire d’intérêt public n‘emporte pas déclaration de culpabilité et n’a ni la nature ni les effets d’un jugement de condamnation.
A Paris, le 29 novembre 2023
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