Mort du juge Van Ruymbeke, pionnier et fer de lance contre le crime financier

Mort du juge Van Ruymbeke, pionnier et fer de lance français contre le crime financier
Renaud van Ruymbeke a donné le la contre l’argent sale en France et laisse un héritage précieux

Le 10 mai 2024, le ministre de la Justice Éric Dupont-Moretti a annoncé le décès de l’ex-magistrat anticorruption Renaud Van Ruymbeke. Mort à 71 des suites d’un cancer, le juge est devenu une figure emblématique de la lutte contre le crime financier en France suite à ses enquêtes sur le financement occulte du Parti Socialiste, l’affaire des frégates de Taïwan, Clearstream2 ou encore l’évasion fiscale de Jérôme Cahuzac.

En 42 ans de magistrature, celui qu’on surnommait souvent « RVR » ou « Rhino » (en référence au mammifère en voie de disparition) aura assisté à tous les dossiers politico-financiers sensibles de son époque – et participé activement à leur dénouement. Retour sur la carrière d’un juge devenu fer de lance de la lutte contre « l’argent sale ».

Un juge qui bouscule les normes établies

Sorti de l’École Nationale de la Magistrature (ENM) en 1977, Renaud Van Ruymbeke commence sa carrière en tant que substitut du Procureur de la République à la section financière de Caen. En 1979, il est saisi de l’affaire de Ramatuelle, qui implique le ministre du Travail Robert Boulin, soupçonné d’avoir acquis illégalement des terrains dans le sud de la France. Quelques mois plus tard, Boulin est retrouvé noyé dans une mare de la forêt de Rambouillet. Déterminé à faire la lumière sur ce décès officiellement considéré comme un suicide, RVR bouscule le pouvoir en place à une époque où les juges maintiennent habituellement une distance respectueuse avec monde politique. Alain Peyrefitte, garde des Sceaux, le qualifiera de « juge rouge qui veut faire un carton sur un ministre ».

Cette étiquette sied de fait mal à Renaud Van Ruymbeke, qui poursuivra tout au long de sa carrière les malversations financières, quelle que soit la couleur politique des personnes impliqués. Du reste, il a peu de goût pour le spectaculaire et s’illustre par une certaine prudence vis-à-vis des accusés, illustrée par sa réticence à recourir à la détention provisoire, ou encore son refus de signer l’ordonnance de renvoi de Nicolas Sarkozy dans l’affaire du financement de campagne dite « Bygmalion », estimant que les charges étaient insuffisantes.

Néanmoins, cette prudence n’est jamais synonyme de complaisance, ben au contraire, car « Rhino » n’hésite pas à enfoncer la porte du pouvoir politique. Il s’illustre d’abord dans l’affaire Urba : en 1992, il mène une perquisition au siège du Parti socialiste (PS) dans le cadre de l’enquête sur le financement frauduleux du parti de François Mitterrand par le biais de fausses factures adressées à des bureaux d’études affiliés au PS. C’est une première dans l’histoire judiciaire française, qui lui vaut des critiques virulentes, notamment de Laurent Fabius qui l’accuse d’être « plus antisocialiste qu’anticorruption ». Cette affaire pousse la majorité, froissée par le terme d’« inculpation », à introduire la notion de « mise en examen » dans la procédure pénale.

Plaçant son indépendance au-dessus de toute ambition carriériste, Van Ruymbeke, malgré un bref passage au parquet au début des années 80, est resté un juge d’instruction indépendant tout au long de sa carrière.

Des frégates de Taïwan à Clearstream 2, un bref détour hors des procédures

En 2000, RVR est ainsi nommé premier juge d’instruction au Tribunal de Grande Instance de Paris, au pôle financier. Dès l’année suivante, il est chargé de l’affaire des frégates de Taïwan, un dossier complexe de rétrocommissions illicites sur un contrat d’armement entre la France et Taïwan. Signé en 1991, ce contrat orchestré par Thomson-CSF (devenu plus tard Thales) impliquait le versement de plus de $520 millions en commissions, dont une partie sont revenues illégalement en France sous forme de rétrocommissions. En 2011, dans le cadre d’une procédure d’arbitrage, Taïwan a obtenu 630 millions d’€ en guise de dédommagement pour les commissions indues qui lui avaient été en quelque sorte « refacturées; l’État français a remboursé 73% de la somme, soit 460 millions d’€, et Thales 27%, soit 170 millions d’€.

Mais les bénéficiaires directs des rétrocommissions n’ont jamais été poursuivis. Systématiquement, l’enquête française et les commissions rogatoires internationales sont en parallèle entravées par le secret-défense, invoqué par des gouvernements de tous bords politiques. Renaud Van Ruymbeke persiste, particulièrement intéressé par une liste détenue par la direction des douanes. Cependant, à quatre reprises, il se voit opposer le secret-défense, ce qui le forcera à clôturer l’instruction en 2006… Un dénouement considéré par le juge comme son « plus grand échec ».

C’est dans le sillage de cette affaire que RVR commet la seule erreur majeure de sa carrière. En 2004, il rencontre secrètement Jean-Louis Gergorin, vice-président d’EADS (groupe propriétaire d’Airbus), dans un arrangement non prévu par la procédure pénale. Peu après, le magistrat reçoit anonymement des listes de personnalités prétendument impliquées dans les rétrocommissions de l’affaire des frégates de Taïwan, avec des fonds déposés sur des comptes de la banque Clearstream. Le juge relance alors l’enquête, ciblant d’abord des comptes italiens censés appartenir à Nicolas Sarkozy, ministre du Budget en 1993. Ces listes se révèleront plus tard être une manipulation de Gergorin, visant à incriminer d’autres responsables d’EADS.

Il a été reproché à RVR de ne pas avoir informé ses collègues et de s’être écarté des procédures. Cette affaire lui vaut un renvoi devant le Conseil Supérieur de la Magistrature. En 2012, après six ans d’enquête, il est blanchi de toutes accusations. Mais au-delà du sentiment amer d’avoir été manipulé et abandonné par une partie de la profession, cette enquête a entravé l’avancement de sa carrière. Pendant les années de procédure, sa promotion au rang de président de Chambre à la Cour d’Appel de Paris a été mise en suspens… Le laissant ainsi aux avant-postes pour enquêter sur tous les scandales de criminalité financière qui ont marqué cette période.

Un engagement sans relâche face à la corruption et au blanchiment d’argent

La liste des scandales politico-financiers instruits par RVR serait trop longue à détailler exhaustivement. En 2001, il est chargé de l’un des plus gros dossiers de sa carrière : l’affaire Elf. Ce scandale, dévoilé en 1994, avait exposé des détournements estimés à 305 millions d’€, entraînant la condamnation de personnalités politiques et industrielles comme Loïk Le Floch-Prigent (cinq ans de prison ferme et 375 000€ d’amende), Alfred Sirven (cinq ans de prison ferme et 1 million d’€ d’amende), Roland Dumas (six mois de prison ferme et plus de 200 000€ d’amende)… Un succès pour le juge RVR, mais un succès en demi-teinte pour la justice française, car la plupart de ces peines n’ont été que partiellement exécutées. Cette instruction confronte RVR à un obstacle qui deviendra l’un de ses principaux chevaux de bataille : les paradis fiscaux et leurs sociétés-écrans et comptes offshore protégés par le secret bancaire. Elle marque également le début de la coopération internationale entre magistrats, une pratique peu courante à l’époque.

Parmi les autres affaires retentissantes confiés à RVR, il faut également citer l’instruction de Jérôme Kerviel en 2008, concernant les opérations frauduleuses ayant entraîné une perte de 4,9 milliards d’€ pour la Société Générale. En 2009, il est désigné pour enquêter en France sur la fraude liée au scandale Bernard Madoff ; une affaire qui le suivra jusqu’en 2012, lorsqu’on lui demande de poursuivre ses investigations, en particulier sur le rôle de la banque BNP Paribas dans les malversations. En 2010, il instruit une partie du volet financier de l’affaire Karachi, explorant le lien entre les commissions illicites versées en marge de contrats d’armements passés par la France et le financement de la campagne présidentielle d’Édouard Balladur.

Fin 2012, RVR co-conduit l’instruction sur Jérôme Cahuzac dans l’affaire de blanchiment d’argent et de fraude fiscale qui porte son nom. Dans ce dossier, les liens tissés par RVR avec les magistrats suisses à l’époque de l’affaire Elf facilitent les investigations. En 2013, on lui confie le dossier de fraude fiscale concernant les déclarations de patrimoine des époux Balkany, soupçonnés d’avoir sous-évalué plusieurs biens, comme leur moulin à Giverny ou leur villa à Marrakech. Enfin, en 2017, RVR est chargé d’instruire l’affaire de favoritisme et abus de biens sociaux dans l’attribution de l’emplacement de la Grande roue de Paris en 2015, qui aboutira à la mise en examen de la Ville de Paris.

Au-delà de ces affaires emblématiques, RVR a laissé une empreinte indélébile sur la lutte française contre la corruption et le blanchiment d’argent. Il incarne ce qu’il a appelé lui-même, dans une série de podcasts sur France Culture, « une période de transition » entre une époque où l’on n’enquêtait pas sur le pouvoir politique, et une ère plus exigeante envers les hauts responsables, qu’il a activement contribué à instaurer. Cette évolution est passée par des initiatives comme « l’Appel de Genève », lancé en 1996 pour la création d’un espace judiciaire européen contre la fraude fiscale, et co-signé l’année suivante par huit magistrats européens, dont RVR. Tout au long de sa carrière, le magistrat a poursuivi sa réflexion fertile sur les lacunes des systèmes politico-financiers qui facilitaient la criminalité financière, ainsi que sur les mécanismes à mettre en œuvre pour y mettre fin.

Un dernier bilan pour ceux qui prendront la relève

Retraité depuis 2019 et passionné par piano qu’il pratiquait depuis l’enfance, se produisant parfois en concert, Renaud Van Ruymbeke n’a pour autant jamais cessé de traquer « l’argent sale ». Son livre paru en 2022, Offshore. Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux, constitue une dénonciation retentissante des paradis fiscaux et des lacunes de la transparence en Europe. Il y exprime son indignation : « Il y a énormément d’argent à nos portes et personne ne fait rien ».

Surtout, il y décrit en détail les rouages du blanchiment d’argent, en particulier l’argent « qui passe complètement en dehors des mailles du filet parce que [les fraudeurs] utilisent un certain nombre de pays qui coopèrent plus ou moins avec Bercy, avec la justice ». Il souligne aussi une évolution des paradis fiscaux, dont le nombre restait stable jusque dans les années 1960-70 (avec notamment la Suisse et le Luxembourg) : « aujourd’hui, c’est fluctuant » avec des Etats offrent différents niveaux de protection, dont Dubaï.

Il scrute également plusieurs obstacles structurels à l’efficacité des juges : lenteur de la justice, manque de moyens, secret des affaires, rareté des sanctions à l’encontre des coupables… Et, plus largement, il dénonce le manque de volonté politique d’éradiquer le système de criminalité financière. Selon lui, ce manque de volonté est attesté par les révélations « salutaires » des Panama Papers, Dubaï Papers et Pandora Papers sur les pratiques d’évasion fiscale de personnalités du monde entier.

Enfin, RVR plaide pour une évolution du droit face aux multinationales et aux montages financiers complexes qui font « remonter les bénéfices dans les pays où les taxations sont faibles ». Il se dit favorable à une requalification des termes « optimisation fiscale » ou « évasion fiscale » en « fraude fiscale ».

Il souligne néanmoins certains progrès, comme la création de la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) en 2016, une innovation juridique majeure créée en France par la loi anticorruption Sapin II. Elle permet à la justice de régler sans recourir à un procès la question des poursuites pénales à l’encontre d’entreprises soupçonnées par exemple de corruption ou de fraude fiscale, en leur imposant une  forte amende d’intérêt public, souvent doublée d’une mise en conformité sous la surveillance de l’Agence Française Anticorruption. L’ex-juge applaudit notamment dans son livre la CJIP signée à Paris en juin 2022 avec McDonald’s, associée à une amende d’intérêt public et de pénalités constituant au total une sanction cumulée supérieure à 1 milliard d’euros.

Lutte anticorruption, combat contre les paradis fiscaux et les sociétés écrans, coopération internationale entre magistrats… Malgré les obstacles, Renaud Van Ruymbeke aura réussi à imprégner la justice française d’une audace nouvelle vis-à-vis du monde politico-économique, débusquant les stratagèmes de corruption et de fraude au détriment, parfois, de sa propre carrière. Il aura aussi ouvert la voie à une coopération internationale inédite entre magistrats, notamment sur les questions d’évasion fiscale, une approche dont hérite aujourd’hui la nouvelle génération de magistrats à l’heure où les échanges entre « agences anticorruption » des différents pays s’intensifie, via des négociations d’accords comme les CJIP mais aussi via des réseaux de coordination comme le réseau du Conseil de l’Europe Sibenik.

RVR aura ainsi à la fois façonné et incarné une évolution certaine de la justice de son époque, traçant le sillon de la lutte moderne contre la criminalité financière en France.

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