Anticorruption

Nouvelle directrice et nouvelle commission des sanctions : l’AFA se relance contre la corruption

Une période d’incertitude de plusieurs mois relative à sa gouvernance vient de s’achever à l’AFA

Six ans après la création du « gendarme » de la lutte contre la corruption, l’Agence Française Anticorruption (AFA) a été au centre de nombreuses préoccupations ces derniers mois. Entre son changement de directeur, des retards dans la nomination de la commission des sanctions, et même des rumeurs sur une éventuelle fusion avec l’HATVP (Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique), l’avenir de l’AFA interroge. Où en est-elle exactement en cette rentrée 2023 et quelles sont les implications pour la lutte contre la corruption en France ?

Une nouvelle directrice à la tête de l’AFA

De mars à juillet 2023, l’AFA a présenté un visage inquiétant : alors que son directeur Charles Duchaine achevait son mandat le 16 mars, son remplacement ne semblait pas figurer parmi les priorités gouvernementales. Après des mois d’atermoiements, Isabelle Jégouzo a été enfin été nommée le 28 juillet pour succéder à Ch. Duchaine, ancien juge d’instruction à Marseille et spécialiste de la lutte anticorruption.

Cette nomination a pu étonner : outre les délais de l’annonce, le profil de I. Jégouzo diffère de son prédécesseur. Comparée à C. Duchaine, figure active et visible de la lutte anticorruption, I. Jégouzo affiche un profil plus discret et a priori moins expert sur le sujet. Magistrate de formation, sa carrière s’est plutôt orientée vers les institutions européennes, avec notamment un bref passage à l’Office de lutte anti-fraude de la Commission européenne (OLAF). De 2010 à 2012, elle y a occupé successivement plusieurs postes, dont cheffe de l’unité « formation » et cheffe de l’unité « prévention de la fraude ».

Mais très rapidement, elle a délaissé ces problématiques pour se recentrer sur les relations européennes, avant de devenir, en 2020, conseillère chargée des affaires européennes et internationales auprès du ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti. Selon la Lettre A, c’est justement Eric Dupond-Moretti qui aurait poussé sa candidature, faisant « discrètement campagne » pour que sa conseillère prenne la succession de Charles Duchaine.

En interne, cette proposition aurait été mal reçue : certains y auraient vu une tentative de mainmise politique sur l’AFA, et d’autres, une décision peu réfléchie, au vu du manque d’expérience de la nouvelle directrice en matière de lutte anticorruption. Autant de rumeurs qui pointent les inquiétudes planant sur le destin d’une institution pourtant fondamentale pour la lutte anticorruption en France. Ce sentiment d’un passage à vide a en outre été conforté par un autre signal alarmant : le non-renouvellement, depuis juillet 2022, des membres de la commission des sanctions de l’AFA.

La trop longue vacance de la commission des sanctions

Pendant près d’un an, l’AFA a en effet été privée de son bras armé : sa commission des sanctions, une instance habilitée à infliger des sanctions pécuniaires aux personnes physiques (jusqu’à 200 000 €) et aux entreprises (jusqu’à 1 million d’€) en cas de corruption avérée. Constituée de six professionnels du droit, ses membres auraient dû être renouvelés en juillet 2022. Mais pendant de longs mois, sa composition est restée vacante, suscitant de nombreux doutes quant à la capacité de l’agence à sanctionner les manquements en matière de lutte anticorruption.

En avril 2023, le sénateur socialiste Jean-Pierre Sueur a relayé ces craintes lors d’une question orale au gouvernement : « les pouvoirs publics n’ont ni donné les impulsions, ni exprimé la volonté nécessaire pour que l’AFA ait les moyens de fonctionner ». Quelques jours après cette interpellation, le 17 avril, les nouveaux membres de la commission ont enfin été nommés au Journal officiel. De quoi apaiser les accusations ciblant une agence « à l’abandon », mais pas les critiques de fond, qui soulignent notamment que, depuis la création de l’AFA, la commission des sanctions n’a été saisie que deux fois, en 2019 (décisions 19-01 et 19-02). Par ces saisies, l’AFA enjoignait les entreprises visées à mettre leur dispositif anticorruption en conformité avec la loi Sapin 2 avant la fin de l’année, sous peine d’une amende. Dans les deux cas, la commission a jugé que les entreprises mises en cause avaient respecté les injonctions émises, et n’a par conséquent prononcé aucune amende.

Selon C. Duchaine, la force de frappe de l’agence reste limitée car elle « n’a jamais bénéficié du soutien qu’on était en droit d’attendre ». Pour lui, l’AFA n’a pas les moyens de satisfaire pleinement les ambitions affichées à sa création en 2016 : manque de moyens financier, de moyens humains, absence de partage d’information avec les institutions comme Tracfin et le fisc français…

Dans sa réponse au sénateur, le gouvernement s’est voulu rassurant. En la personne de Dominique Faure, Ministre déléguée auprès du Ministre de l’Intérieur et des Outremers, il a affiché son soutien à l’AFA, saluant son « rôle essentiel » et réaffirmé sa volonté de préserver les moyens alloués à l’agence – 350  000 euros de dotation annuelle pour ses dépenses d’expertise pour les années 2023-2027 (le budget total annuel de l’agence se situant 10 et 15 millions d’euros). La ministre a également évoqué des travaux interministériels actuellement menés sous la direction de l’AFA pour établir un plan anticorruption 2023-2025. Celui-ci sera « au niveau des standards internationaux les plus exigeants », a-t-elle assuré.

À défaut de sanctions, l’accent est mis sur les contrôles

En attendant, depuis sa nomination, Isabelle Jégouzo s’est faite relativement discrète, sans prise de parole publique. Qui plus est, les effectifs de l’AFA restent inférieurs à ceux qui avait été annoncés, avec seulement 53 agents au lieu des 70 prévus. Cette situation soulève des questions sur la capacité de l’agence à remplir ses missions efficacement.

Comme l’a souligné Charles Duchaine, face au manque de moyens, l’AFA s’est repliée sur sa fonction de contrôle. Une mission que l’agence remplit, au demeurant, avec succès auprès des entreprises : en attestent les témoignages des lauréats des Transparency Awards Ethics & Compliance, un prix qui récompense les bons élèves de la conformité. Interrogés par le magazine Compliances, les lauréats 2022 – Bureau Veritas, Renault, Carrefour… – ont tous reconnu le rôle positif de l’AFA dans la construction de leur dispositif de conformité.

Par exemple, pour Carrefour, lauréat du prix du « Dispositif Ethique & compliance », c’est après un contrôle effectué par l’AFA que Carrefour a réellement entamé un virage vers une conformité plus solide : « le contrôle de l’AFA a permis de porter le programme de la société à un autre niveau », a confié la Directrice Ethique et Conformité du groupe. Malgré l’incertitude qui plane sur les futures activités de l’agence, on peut a minima se rassurer sur ce point : avec le maintien du budget annuel de l’AFA et de son effectif actuel, sa capacité à mener de tels contrôles devait rester intacte.

Au-delà des contrôles diligentés à l’iniative de l’AFA, cette dernière joue aussi un rôle important dans l’accompagnement et le contrôle post-signature des CJIP (Convention Judiciaire d’Intérêt Public), ce mécanisme qui permet à une entreprise de solder des poursuites judiciaires en s’acquittant d’une amende.
Dans la très grande majorité des cas, afin de bénéficier d’une CJIP pour des faits d’atteinte à la probité, l’entreprise doit mettre en place un programme de mise en conformité sous le contrôle de l’AFA. Cette supervision, peut durer jusqu’à trois ans et permet ainsi de repenser en profondeur le dispositif anticorruption de l’entreprise et de l’aider à déployer des mesures pérennes.

Sensibiliser aux enjeux de la lutte anticorruption : un défi relevé

Outre les contrôles, l’AFA a largement investi la communication auprès des entreprises. Pour aider les acteurs économiques à s’approprier les bonnes pratiques anticorruption, l’AFA a, sous le mandat Duchaine, publié une quinzaine de guides pratiques à destination des entreprises, mais aussi des secteurs public et associatif, ainsi que des compilations d’outils utiles pour l’évaluation des tiers ou l’étude de l’exposition d’une zone géographique à la corruption.

Ces efforts semblent avoir porté leurs fruits. Un diagnostic 2022 souligne que, en seulement deux ans, les entreprises françaises ont réellement progressé dans l’appréhension des enjeux et la mise en œuvre de leurs dispositifs anticorruption. Même si des efforts restent nécessaires, 92% des entreprises déploient des mesures anticorruption – et cela inclut les entreprises qui n’y sont pas contraintes par la loi Sapin 2. Par contraste, en 2020, seules 70% des entreprises françaises avaient mis en place de telles mesures de prévention.

On peut d’ores et déjà supposer qu’Isabelle Jégouzo poursuivra ce travail de sensibilisation : la dernière publication de l’AFA en ce mois de septembre est justement la traduction en anglais du guide pratique dédié aux enquêtes internes. Cette parution coïncide d’ailleurs avec la création de la nouvelle norme ISO TS 37008, un standard international qui définit les meilleures pratiques en matière d’enquête interne – une aptitude capitale lorsqu’il s’agit, pour une entreprise, de démontrer à des autorités anticorruption qu’elle prend au sérieux toute potentielle inconduite. La traduction des guides de l’AFA pourrait signaler la volonté de diffuser ses conseils pratiques au-delà de l’Hexagone et d’accroître son influence à l’international, conformément à l’un des objectifs mis en avant dans le rapport d’activité 2022 et consistant à « toucher un public toujours plus large ».

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Brune Lange

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