Opération Picoas : le scandale de corruption qui ébranle l’empire Altice

Cette "opération Picoas" vise notamment des immeubles situés dans ce quartier très cher de Lisbonne
L’opération Picoas fait référence à des immeubles situés dans ce quartier très prisé de Lisbonne

Début juillet 2023, le groupe de médias et télécoms Altice, détenu par le milliardaire Patrick Drahi, a été secoué par un scandale de corruption retentissant suite à l’arrestation de plusieurs responsables du groupe au Portugal. Retour sur des révélations qui ont mené à la mise à pied de nombreux hauts dirigeants du groupe, dépassant le cadre de la seule filiale portugaise.

Le cofondateur d’Altice incriminé

Le 13 juillet, Armando Pereira, bras droit de Patrick Drahi et cofondateur d’Altice, a été arrêté à Lisbonne et mis en examen pour corruption et blanchiment. Dans un vaste coup de filet baptisé « opération Picoas », du nom d’un prestigieux quartier de Lisbonne où se situent certains biens au cœur des malversations, le Département Central d’Investigation et d’Action Pénal (DCIAP) du Portugal a annoncé que 90 perquisitions avaient été menées, notamment dans les locaux d’Altice Portugal et au domicile portugais de Pereira. Selon le DCIAP, ces perquisitions ont mené à la saisie de documents et de véhicules de luxe pour une valeur d’environ 20 millions d’euros.

Selon le Parquet portugais, l’ancien directeur général de SFR est le chef d’orchestre d’un stratagème visant à « vicier le processus décisionnel du groupe en matière de contractualisation des achats » pour son enrichissement personnel. Plus concrètement, il est soupçonné d’avoir usé de son influence – considérable au sein de l’empire Altice – pour contrôler les choix de fournisseurs du groupe au Portugal. Ce faisant, il aurait mis en place un réseau de sous-traitants douteux au cœur de la politique d’achat du groupe, afin de s’enrichir illégalement en gonflant les sommes des contrats passés avec ces prestataires. Parmi ces derniers, nombreux seraient détenus par des proches de Pereira.

Les transactions du groupe sont passées au crible par les enquêteurs portugais, notamment la vente à Pereira de plusieurs immeubles à Lisbonne appartenant à Altice, pour des sommes bien inférieures à leur valeur réelle. D’autres transactions douteuses concernent aussi, par exemple, des contrats télévisuels passés avec des clubs de football locaux. Selon la DCIAP, le préjudice à l’encontre d’Altice s’élèverait, au grand minimum, à 100 millions d’euros.

L’autre grande victime de ce stratagème est le fisc portugais. En effet, à ces accusations s’ajoutent des soupçons de fraude fiscale « supérieure à 100 millions d’euros » au travers de la domiciliation fictive d’entités dans la zone franche de Madère (qui bénéficie d’une fiscalité réduite en matière d’impôts sur les sociétés), ainsi l’utilisation de sociétés offshore afin de blanchir les sommes illégalement obtenues.

Patrick Drahi s’estime « trahi »

En interne, Altice Portugal a réagi la même semaine en lançant une enquête interne et a annoncé la suspension de tous les paiements et commandes avec les tierces parties mises en causes – une soixantaine d’entités au total. Dans un message adressé à ses employés, Altice Portugal a confirmé en qu’elle « coopérait avec les autorités dans le cadre d’une enquête en cours visant des personnes affiliées à Altice ».

Au-delà de la filiale portugaise, l’ampleur de l’affaire a forcé Patrick Drahi à rompre avec sa discrétion habituelle le lundi 7 août, afin de défendre son groupe qu’il estime « victime et non pas accusé ». Sa déclaration est sans appel pour son ancien bras droit : « Quelques individus, surtout dans la branche achat, ont soigneusement dissimulé leurs actions vis-à-vis de moi, de leurs collègues et de l’ensemble du groupe ».

Reconnaissant des inconduites au Portugal uniquement, Drahi a néanmoins tenté de relativiser leur portée, arguant que si les manigances des sous-traitants portugais étaient avérées, ces derniers représentaient moins de 5% des achats totaux du groupe. Son intervention a également consisté à contester l’importance de Pereira au sein du groupe : celui-ci n’y aurait joué un rôle clé qu’en 2018, avant de limiter son rôle à une fonction de conseil. Promettant de faire « toute la transparence » sur cette affaire, il a également annoncé la suspension d’une quinzaine de personnes au Portugal, en France et aux États-Unis.

Plusieurs hauts dirigeants d’Altice mis à pied

Parmi les individus mis à pied, on compte plusieurs hauts dirigeants mis en cause dans l’enquête, comme Tatiana Agova-Bregou, directrice exécutive des contenus, acquisitions et partenariats, incriminée par les écoutes de la justice portugaise. Selon des médias portugais, elle aurait reçu plusieurs cadeaux luxueux de la part d’Armando Pereira, dont une propriété en région parisienne.

Alexandre Fonseca, co-PDG d’Altice, a été suspendu le 17 juillet : PDG d’Altice Portugal pendant la période concernée, il est ciblé par une enquête pour réception d’un avantage indu en échange de la vente des immeubles lisbonnais à Pereira. Cet avantage indu ne serait autre qu’une maison, achetée pour  200 000€ alors qu’elle en valait 1 million, à une société appartenant à l’homme d’affaires Hernani Vaz Antunes.

Ce dernier, un proche de Pereira, est soupçonné de s’être enrichi de millions d’euros de commissions et d’avoir placé un réseau d’hommes de paille au sein d’entreprises tierces ayant passé des contrats de sous-traitance avec Altice. Face au juge d’instruction, Antunes a identifié plusieurs bénéficiaires de paiements indus, visant à remporter des marchés et contrats. Il a notamment désigné Pereira, Fonseca, Hakim Boubazine, ancien COO d’Altice USA, et Yossi Benchetrit, directeur des achats d’Altice USA… Et gendre de Pereira. Tous ont été licenciés suite à leur mise en cause par les autorités portugaises.

Sa fille, Jessica Antunes, a notamment été identifiée par le Parquet comme l’intermédiaire de son père au sein de plusieurs de ces sociétés écrans. Autre « front man » d’Antunes : l’économiste Alvaro Gil Loureiro a été interrogé pour ses liens avec plusieurs sociétés impliquées. Ce proche d’Antunes aurait remis un grand nombre de documents à la justice, non sans avoir tenté, sans succès, de détruire des documents au préalable.

Aujourd’hui, les accusés sont assignés à résidence, dans l’attente des suites de l’enquête. Quant à Pereira, il continue à clamer une innocence « complète pour tous les faits qui lui sont reprochés dans la procédure ».

De lourdes conséquences sur un groupe fragilisé

Pour le groupe Altice, le scandale de corruption ne pouvait éclater à un plus mauvais moment. En pleine période de hausse des taux d’intérêt, Altice inquiétait déjà les investisseurs par son lourd endettement, de près de 60 milliards d’euros.

De l’aveu de Drahi, le groupe Altice France, endetté à hauteur de 23,8 milliards d’euros en juin 2023, ne peut se permettre de perdre la confiance de ses créanciers : « Notre priorité absolue aujourd’hui, pour Altice France, est le désendettement », a-t-il réaffirmé. S’il a ainsi réfuté les rumeurs d’une éventuelle mise en vente de BFM TV, affirmant qu’il n’entendait pas céder ses activités dans les médias, il envisage plusieurs cessions d’actifs, dont la vente de centres de données de SFR.

Néanmoins, alors que l’avenir d’Altice Portugal est incertain et soumis aux futurs développements des investigations locales, c’est le groupe dans son ensemble qui porte désormais le sceau infâmant de la corruption. La réputation d’autres filiales, notamment française et américaine, est également frappée de plein fouet par le scandale.

Chez Altice, l’urgence semble donc de limiter les dégâts réputationnels – et, par là même, leurs conséquences financières. Drahi a assuré que l’affaire n’aurait « aucun impact » sur les finances du groupe. Mais son intervention n’a pas suffi à rassurer : après sa prise de parole, l’action Altice USA (la seule entité cotée du groupe) a chuté de près de 7%. En effet, malgré l’optimisme affiché par l’homme d’affaires, l’incrimination de dirigeants haut placés interroge sur la gouvernance du groupe. Comment expliquer, en effet, que de telles pratiques aient perduré sans être remarquées ?

Ces questions sont partagées par les salariés d’Altice en France. Chez SFR, plusieurs syndicats ont rencontré la direction pour partager leurs inquiétudes. Selon la CFDT, même si Pereira n’occupait pas de poste officiel au sein d’Altice France, il continuait à y jouer un rôle clé, validant par exemple « toutes les commandes de plus de 200 euros ». Au-delà du rôle présumé de Pereira dans la filiale française, le scandale vient attiser un mécontentement préexistant parmi les salariés, qui avaient été nombreux à protester contre un plan social en 2021. Le sentiment d’avoir été lésés par une poignée de hauts dirigeants n’améliore donc pas le climat de défiance qui subsiste en interne.

Pour faire toute la lumière sur ces dysfonctionnements, des enquêtes internes séparées ont été ouvertes dans les filiales portugaise, française et américaine. Arthur Dreyfuss, PDG d’Altice France depuis août 2022, a détaillé les mesures correctives prises en France : le processus achats a été « revu intégralement », plusieurs salariés responsables des équipes achats ont été suspendus et les contrats des fournisseurs mis en cause ont été rompus. Il entend ainsi mettre l’affaire derrière lui et minimise son ampleur : « à l’échelle d’Altice France, les huit fournisseurs visés concernaient 2% du volume des achats ».

Par ces déclarations, Arthur Dreyfuss se fait le porte-voix de Patrick Drahi dans l’Hexagone : l’objectif est clairement de réhabiliter au plus vite l’image du groupe, sérieusement entamée par l’affaire alors qu’il serait pourtant selon ses dires « plus fort qu’il ne l’était avant le mois de juillet », le PDG assurant que « la situation est sous contrôle ». Reste qu’il conviendra de suivre attentivement les suites judiciaires à venir. Et qu’il n’est pas certain qu’attitude volontariste et discours optimiste suffisent à surmonter l’onde de choc issue des faits majeurs de corruption révélés par l’affaire.

Sources :

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