Contrairement aux États-Unis, où la loi Sarbanes–Oxley de 2002 oblige les salariés à dénoncer leur entreprise en cas de fraudes et malversations, la dénonciation d’inconduites n’a rien d’obligatoire aux yeux de la loi française. Pendant longtemps, une dénonciation était même plutôt synonyme d’ennuis multiples : ceux qui brisaient le silence s’exposaient à des représailles, comme un licenciement ou du harcèlement, voire à de longues poursuites judiciaires sans assurance d’obtenir gain de cause.
Aujourd’hui, avec les mesures de protection des lanceurs d’alertes et l’avènement de la justice négociée, cette logique est en train de changer. Au risque, peut-être, de s’inverser complètement, et de voir la dénonciation « vertueuse » dériver vers l’obligation de dénoncer.
En 2016, la loi Sapin 2 a effectué un premier pas pour protéger les lanceurs d’alertes en France. Mais ses dispositions étaient souvent jugées insuffisantes : les salariés témoins d’inconduites étaient par exemple obligés d’effectuer leurs signalements en interne, c’est-à-dire à leur supérieurs hiérarchiques… Ce qui, dans les faits, les exposait à de potentielles représailles.
Cela a changé depuis la promulgation en mars 2022 de la loi française sur la protection des lanceurs d’alerte, qui a élargi le champ des individus pouvant bénéficier du statut de lanceur d’alerte, et des faits pouvant faire l’objet d’une alerte. Désormais, un salarié n’est plus obligé de dénoncer dans un premier temps l’inconduite en interne : il peut s’adresser directement aux autorités judiciaires, voire au grand public.
Par ailleurs, pour protéger les lanceurs d’alertes face au risque de représailles, la charge de la preuve s’est inversée : il incombe désormais à l’entreprise de prouver que des mesures défavorables au lanceur d’alerte (licenciement, refus de promotion…) sont liées à des éléments objectifs sans lien avec l’alerte. Ce principe avait été introduit par la loi Sapin 2, mais la loi de 2022 a considérablement élargi la liste des mesures considérées comme de potentielles représailles, incluant l’intimidation, les atteintes à la réputation sur les réseaux sociaux, l’orientation abusive vers des soins… Cette évolution se reflète dans un véritable changement d’attitude de la justice, qui s’observe par exemple dans le conflit qui a opposé le groupe Thalès à une lanceuse d’alerte licenciée après des révélations relatives à des soupçons de corruption et de trafic d’influence.
Alors que cette ex-salariée bénéficiait du statut de lanceur d’alerte, la justice avait considéré, en 2020 puis en appel en 2021, que le licenciement ne constituait pas une mesure de représailles. Mais le 1er février 2023, la Cour de cassation a invalidé ce verdict, statuant qu’en vertu de la loi sur les lanceurs d’alertes, Thalès n’avait pas apporté de preuve suffisante que le licenciement était lié à des éléments objectifs sans lien avec l’alerte.
Il semble donc loin, le temps où la justice française se demandait si un salarié pouvait dénoncer son employeur. La culture française des affaires se rapprochant toujours plus de la culture anglo-saxonne, la dénonciation d’inconduites est désormais plutôt considérée sous un jour positif, bénéficiant à l’intérêt général. Et, chose impensable à l’époque où le « pas vu, pas pris » régnait sur le monde des affaires : on voit même aujourd’hui des entreprises s’auto-dénoncer auprès des autorités judiciaires.
Désormais, les individus ne sont donc plus seuls à signaler des faits de corruption aux autorités : du côté des entreprises elles-mêmes, presque symétriquement, l’auto-dénonciation se généralise au point de devenir une véritable stratégie juridique pour certaines entreprises, à l’instar d’Airbus qui a dénoncé ses propres transactions irrégulières aux autorités françaises et britanniques. Selon les mots de son directeur général, Tom Enders : « pour se protéger, il ne faut pas se cacher ou éviter de faire des enquêtes mais au contraire se mettre en relation avec les agences ».
Ce phénomène est dû à l’émergence de mécanismes incitant les entreprises à révéler elles-mêmes des inconduites produites en leur sein. Du côté américain, les entreprises ciblées par des poursuites FCPA ne peuvent conclure un règlement qu’en respectant certaines conditions, notamment celle de coopérer pleinement à l’enquête. Afin d’obtenir un crédit de coopération et de réduire le montant de l’amende, elles doivent identifier toutes les personnes impliquées dans l’affaire… Ce qui revient à communiquer une liste de l’intégralité des personnes indirectement impliquées, ainsi que toutes les informations dont elles disposent sur ces individus.
Le même principe se développe en France au travers de la CJIP (Convention Judiciaire d’Intérêt Public), qui permet aux entreprises poursuivies pour corruption de régler des poursuites par un accord avec le parquet. À l’instar des sanctions FCPA, cette amende peut être minorée par certains gages de bonne conduite. L’auto-divulgation est au premier rang de ces facteurs minorants, puisqu’elle peut contribuer à réduire l’amende de 50%, comme l’a précisé le PNF dans les nouvelles lignes directrices des CJIP.
Ainsi, même si l’obligation de dénonciation n’existe pas dans le code pénal, elle semble en voie de s’installer dans la pratique courante de la justice. Et ce, d’autant plus qu’avec l’extension de la la CJIP à des délits financiers ou environnementaux, cette logique pourrait se diffuser plus largement encore pour marquer d’une empreinte forte et durable la justice française.
La dénonciation de faits délictueux permet à la corruption d’être mieux identifiée et sanctionnée, avec toutes les conséquences positives que cela implique pour la société. Elle facilite également le travail de la justice, qui reçoit parfois les preuves de la part des coupables eux-mêmes, plutôt qu’au terme d’une longue enquête.
Mais le risque est de voir ces mécanismes qui rendent la dénonciation possible, voire avantageuse, laisser place à un véritable devoir de dénonciation. D’une certaine manière, ce devoir existe déjà pour les entreprises qui coopèrent avec la justice américaine. L’obligation de révéler toutes les informations (non protégées par la justice) liées à l’inconduite porte potentiellement atteinte au secret des affaires, ainsi qu’à la vie privée d’employés n’ayant qu’un lien très indirect avec le délit.
Ce risque s’avère d’autant plus pesant que les entreprises ne sont pas à l’abri des alertes infondées. Certains salariés peuvent vouloir tirer parti de la loi pour se protéger face à un éventuel licenciement mais aussi, en toute bonne foi, être tentés de dénoncer un peu trop vite, sans avoir une information complète, suffisamment factuelle et probante. Et ce, d’autant plus qu’il n’est plus nécessaire d’avoir été témoin de l’inconduite : on peut désormais signaler des faits rapportés par un tiers, ainsi que des faits « susceptibles de se produire », qui n’ont donc pas encore eu lieu.
Pour les entreprises, cela augmente le risque de voir les autorités s’immiscer dans leurs affaires pour un oui et pour un non, y compris pour des faits qui n’ont pas eu lieu. Par ailleurs, l’obligation de réintégrer un lanceur d’alerte peut compliquer la gestion quotidienne des affaires : l’entreprise a les mains liées, puisque toute action non favorable au salarié ayant obtenu le statut de lanceur d’alerte risque d’être considérée comme une mesure de représailles (licenciement, refus de promotion ou de bonus…).
Pour prévenir certaines de ces dérives, les entreprises ont tout intérêt à mettre en place un système d’alerte dans lequel les salariés ont confiance. Si les salariés ont peur de lancer l’alerte par crainte de représailles, ou s’ils ont l’impression que l’entreprise ne prend pas les alertes au sérieux, ils peuvent être tentés de signaler les faits directement aux autorités ou aux médias plutôt que de passer d’abord par les canaux internes de l’entreprise.
Résultat : l’entreprise risque d’être exposée à une enquête judiciaire ou à un scandale médiatique, quand bien même aucun délit n’aurait eu lieu. L’enjeu est capital, puisque de simples accusations dans les médias portent préjudice à l’entreprise et à sa réputation auprès des autres acteurs économiques et du grand public.
Pour renforcer la confiance dans les signalements internes, les entreprises doivent tout mettre en œuvre pour que les salariés constatent par eux-mêmes qu’une alerte lancée en bonne foi n’expose pas à un risque de licenciement. La possibilité de recourir à l’anonymat est aussi importante pour encourager les signalements. Enfin, elles doivent montrer qu’elles prennent ces signalements au sérieux, en les faisant suivre par une enquête en interne.
Ce lien de confiance est plus que jamais essentiel pour que la dénonciation vertueuse ne laisse pas place à une logique de délation systématique ne profitant ni aux entreprises, ni à l’intérêt général.
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