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Oléoduc TotalEnergies en Ouganda : montée en puissance des associations dans la lutte judiciaire

Dans l’affaire du pipeline ougandais, TotalEnergies affronte des associations bien préparées

Le 15 décembre 2021, la Cour de cassation a rendu une décision favorable aux ONG françaises et ougandaises dans la bataille judiciaire engagée depuis 2019 à l’encontre de Total. C’est la première fois qu’une multinationale est mise en cause par la justice pour les actions de ses filiales et de ses sous-traitants.

Un projet d’oléoduc à 10 milliards de $

Depuis la découverte de gisements de pétrole au coeur du parc naturel protégé des Murchison Falls en 2006, TotalEnergie s’est implanté en Ouganda pour y développer ses activités via un projet phare : la construction de l’East African Crude Oil Pipe Line (Eacop), un gigantesque oléoduc de 1 445 km destiné à acheminer le pétrole ougandais vers la Tanzanie. Par le biais de sa filiale locale, Total a aussi entrepris de forer plus de 400 puits dans la région, afin d’extraire environ 200 000 barils de pétrole par jour. Au total, plus de $10 milliards doivent être investis par le géant pétrolier français.

Mais dès sa naissance, le projet a fait l’objet de vives critiques de la part d’ONG concernant des violations des droits humains et des atteintes à l’environnement. Au total, 263 organisations françaises et internationales se sont réunies au sein de la coalition #STOPEACOP afin de dénoncer des exactions liées au projet, notamment le déplacement de milliers d’agriculteurs ougandais et des atteintes écologiques importantes. Au-delà des fortes émissions de carbone (34 millions de tonnes chaque année), la pipeline traverserait en effet des écosystèmes critiques pour la biodiversité locale.

En 2019, six ONG (Amis de la Terre France, Survie, AFIEGO, CRED, Amis de la Terre Ouganda/NAPE et NAVODA) ont lancé une procédure judiciaire contre Total pour non-respect de son devoir de vigilance.

Cependant, en janvier 2020, la Cour de Nanterre a renvoyé l’affaire vers le tribunal de commerce. Les associations ont alors fait appel de cette décision, mais en décembre 2020, la Cour d’Appel de Versailles a confirmé la décision initiale en renvoyant à nouveau l’affaire vers le tribunal de commerce. Les associations ont ensuite contesté ce nouveau jugement, cette fois avec succès : en décembre 2021 la Cour de Cassation leur a donné raison en rejetant la compétence des tribunaux de commerce. Un retour à la case départ pour ce litige qui sera rééxaminé en première instance devant un tribunal judiciaire « classique ».

Le choix du tribunal, un enjeu fondamental

Le choix du tribunal n’est pas anodin : juger une telle affaire devant un tribunal de commerce revient à affirmer la nature « commerciale » du litige. Les tribunaux de commerce sont en effet destinés à régler les contentieux commerciaux devant des juges choisis par leurs pairs en raison de leurs bonnes connaissances spécifiques sur le monde des affaires. Or, selon ces associations, l’enjeu n’est pas ici strictement commercial, mais plus globalement du ressort de l’humain et de l’environnement.

Lorsque les ONG ont engagé la procédure judiciaire, c’était la première fois qu’une multinationale était mise en cause en vertu de la loi sur le devoir de vigilance. Passée en 2017, cette loi a créé une obligation pour les sociétés mères et entreprises donneuses d’ordres de prévenir les atteintes à l’environnement et aux droits humains pouvant découler de leurs activités, mais aussi de celles de leurs tiers. En d’autres termes, cette loi a révolutionné la responsabilité des multinationales, désormais responsables de leur impact sur l’environnement, mais aussi susceptibles d’être poursuivies pour des actes commis par leurs filiales, sous-traitants ou fournisseurs.

Pour les associations, le renvoi de l’affaire Eacop vers un tribunal de commerce aurait été contraire à l’esprit de la loi sur le devoir de vigilance : cela reviendrait à privilégier l’enjeu commercial et à négliger les droit humains et environnementaux défendus par cette loi. La décision de la Cour de cassation constitue donc une victoire importante. Elle se fonde notamment sur l’exercice du droit d’option, défini par l’article 46 du Code de procédure civile, qui stipule que si le requérant est un non-commerçant, il peut porter un litige devant une juridiction autre que celle du lieu où le défendeur est implanté, par exemple celle du lieu où les dommages ont été subis. En 2020, une décision similaire avait été prise dans le contentieux opposant Uber au syndicat des sociétés coopératives de chauffeurs de taxis. Pourtant, l’affaire Uber pouvait davantage être considérée comme « purement commerciale » que l’affaire Total.

Pour Uber comme pour Total, c’est donc avant tout le statut « non-commerçant » des associations/syndicats demandeurs qui a permis ce changement de juridiction. Mais on peut s’attendre à une généralisation de ce type de cas : la loi sur la Confiance dans l’institution judiciaire, promulguée le 22 décembre 2021, a entériné la compétence du tribunal judiciaire de Paris pour les affaires fondées sur la loi sur le devoir de vigilance.

Une puissance nouvelle pour les associations, mieux armées face aux entreprises

Le verdict de la Cour de cassation vient consacrer l’influence croissante des associations dans les affaires liées à la corruption ou aux atteintes aux droits humains et environnementaux. En France, ces dernières années ont vu une montée en puissance des associations anticorruption dans ce type de dossier.

Trois d’entre elles – Transparency International, Sherpa et Anticor – bénéficient déjà d’un agrément leur permettant de se constituer partie civile dans des affaires d’atteinte à la probité. Cet avantage les autorise notamment, sous certaines conditions, à contourner le parquet en obtenant la désignation d’un juge indépendant.

Cet agrément en fait ainsi de véritables chefs de file de la lutte anticorruption, mais leur vaut aussi certaines critiques, comme celle d’agir comme une autorité judiciaire parallèle à la justice française. De leur côté, elles estiment plutôt que leur rôle est complémentaire de celui des autorités, ce que résume ainsi le président d’Anticor, Jean-Christophe Picard : « Anticor laisse le temps aux autorités de réagir mais quand il y a des carences et que rien ne se passe, on dépose plainte ».

En quelques années, le nombre de poursuites initiées par des associations a explosé. Dans l’actualité récente, on peut citer le cas du cimentier Lafarge, mis en examen pour « complicité de crimes contre l’humanité » suite à des poursuites lancées par Sherpa. Sherpa a aussi été l’instigatrice de poursuites visant le secteur textile : suite à une plainte déposée à l’encontre de plusieurs multinationales (Uniqlo, Zara…) accusées de commercialiser des produits issus du travail forcé des Ouïghours, le Parquet national antiterroriste a ouvert une enquête pour « recel de crimes contre l’humanité ».

Mais cette influence croissante des associations sur le monde des affaires dépasse le seul cadre de la justice. Le cas Total en est un bon exemple : bien avant cette décision judiciaire, une lettre ouverte du collectif #STOPEACOP a conduit plusieurs banques dont Barclays, le Crédit Suisse, la BNP, la Société générale et le Crédit Agricole à annoncer qu’elles ne participeraient pas au financement du projet… Ce qui illustre aussi à quel point les enjeux humains et écologiques sont devenus des critères décisionnels, suffisamment importants pour contrebalancer les gains financiers promis par un projet.

Avec les risques réputationnels et légaux qu’elles font peser sur les entreprises, les associations disposent donc de deux armes redoutables pour influencer les décideurs du secteur privé. Et dans le contexte actuel de responsabilisation des organisations face aux actes de leurs filiales et partenaires commerciaux, cela signifie que tout soupçon relatif à un tiers peut engendrer de lourdes conséquences en affaires – du désengagement de certains investisseurs méfiants au feuilleton judiciaire sans fin. Pour minimiser cette vulnérabilité, les entreprises ont donc tout intérêt à mener des due diligences d’intégrité systématiques pour savoir vraiment avec qui elles s’engagent, a fortiori dans le cas d’un accord dans un pays à risque, ou sur un secteur d’activité sensible, ou bien tout simplement lorsque le niveau d’enjeu le justifie.

Sources

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Brune Lange

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