C’était une décision très attendue : une entreprise peut-elle être poursuivie pour « complicité de crimes contre l’humanité » pour avoir, en connaissance de cause, traité avec les auteurs des crimes en question ?
Le 7 septembre, la Cour de cassation a tranché. Après plusieurs revirements judiciaires, le cimentier français Lafarge (désormais LafargeHolcim) sera bel et bien mis en examen pour « complicité de crimes contre l’humanité ».
En 2019, la Cour d’appel de Paris avait pourtant abandonné ce chef d’accusation à l’encontre de Lafarge, accusé par plusieurs ONG et anciens salariés d’avoir versé plusieurs millions d’euros à des groupes terroristes en Syrie. Mais suite au pourvoi instigué par plusieurs ONG et parties civiles, la Cour de cassation a invalidé cette décision. Les poursuites pour « financement du terrorisme » sont également maintenues. En revanche, celles pour « mise en danger de la vie d’autrui » sont annulées ; la chambre de l’instruction devra à nouveau se prononcer sur cette question.
C’est la toute première fois qu’une personne morale est mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité. Pour l’État français comme pour le droit des entreprises, les enjeux sont colossaux.
En 2008, Lafarge investit près de $700 millions pour construire la plus grande cimenterie du pays à Jalabiya, au nord de Raqqa. Un projet ambitieux, mené au mauvais moment: un an après l’inauguration de l’usine, fin 2010, la guerre civile éclate en Syrie.
À mesure que la région devient gangrénée par les combats armés, les entreprises françaises quittent une à une le pays… Sauf Lafarge. Souhaitant rentabiliser son investissement, le cimentier maintient ses activités, et tente d’assurer la sécurité des transports de ses employés et marchandises. Pour cela, des pots-de-vin sont versés à des groupes rebelles, et déguisés en notes de frais du directeur de la filiale syrienne du groupe, Lafarge Cement Syria.
Selon les mots de Christian Herrault, ex-directeur général adjoint du groupe, « on gérait les risques par cette économie de racket ». Mais lorsqu’en 2013, Al-Nosra puis Daech prennent le contrôle de Raqqa, ce « racket » s’institutionnalise. Pour Herrault, le raisonnement était le suivant : « Le rackettage de Daech, c’était l’équivalent de 500 tonnes.. Sachant qu’on a trois silo de 20 000 tonnes… Est-ce qu’on va tout plier pour 500 tonnes ? »
Sur un plan purement économique, ce raisonnement pourrait s’entendre s’il n’omettait pas le risque politico-juridique d’une telle opération. Au total, Lafarge aurait versé $13 millions à des groupes terroristes en Syrie, dont Daech, via sa filiale syrienne. Mais en réalité, les pertes du groupes sont allées bien au-delà : après une attaque de Daech en 2014, Lafarge est contraint d’abandonner son usine, ainsi que des stocks de granules de ciment d’une valeur de $25 millions.
S’ensuit un feuilleton judiciaire coûteux pour la réputation du cimentier. En 2018, alors que huit dirigeants du groupe sont déjà poursuivis, Lafarge est mis en examen pour « complicité de crime contre l’humanité », « financement d’une entreprise terroriste », « violation d’un embargo » et « mise en danger de la vie d’autrui ».
En 2017, Lafarge a admis avoir « remis des fonds à des tierces parties afin de trouver des arrangements avec un certain nombre de ces groupes armés, dont des tiers visés par des sanctions ». Mais malgré son aveu, le groupe clame son ignorance quant aux destinataires réels des fonds versés : l’enquête menée en interne n’aurait « pas pu établir avec certitude quels étaient les destinataires ultimes des fonds au-delà des tierces parties concernées ».
Pourtant d’après Le Monde, qui avait révélé l’affaire, Lafarge avait utilisé un intermédiaire pour solliciter des laissez-passer pour ses employés aux checkpoints de Daech – fait dont le siège parisien de Lafarge aurait eu connaissance. L’existence d’un laissez-passer estampillé du logo de Daech laisse également penser que le destinataire des fonds était connu de la direction de Lafarge. Enfin, un échange de mails citant explicitement Daech, entre le PDG de la filiale syrienne et un intermédiaire, finit de jeter le doute sur l’implication de certains dirigeants.
Difficile pour Lafarge, donc, de clamer son ignorance en affirmant avoir été trompé par quelques intermédiaires mal choisis. Difficile aussi de faire peser l’intégralité de la faute sur le directeur de la filiale syrienne, comme en témoigne la mise en examen des dirigeants de Lafarge.
Au-delà de la nature spécifique du crime commis, cette persistance judiciaire s’inscrit dans un mouvement de responsabilisation des grands groupes – qui pourraient être tentés de rejeter la faute sur des filiales locales. Seulement, avec les obligations de la loi Sapin 2 en matière d’anticorruption, la maison-mère est désormais responsable du dispositif de prévention des risques mis en place dans ses filiales. L’échec d’une filiale est donc désormais considéré, au moins en partie, comme l’échec de l’instance dirigeante à propager une culture efficace de prévention.
Et au-delà de Sapin 2, on assiste à l’éclosion d’une jurisprudence orientée vers toujours plus de responsabilité des groupes, comme l’arrêt de la Cour de cassation du 25 novembre 2020, qui a déterminé qu’une entreprise pouvait être tenue pénalement responsable d’exactions commises dans le passé par une société qu’elle vient d’absorber.
Dans ce processus de responsabilisation des entités possédantes, il est donc de moins en moins envisageable plaider l’innocence et de rejeter l’intégralité de la faute sur des intermédiaires ou des filiales locales.
Mais l’enjeu du jugement ne se limitera pas à identifier les auteurs de la corruption. Dans le cas de Lafarge, le débat juridique posait la question suivante : faut-il avoir adhéré au projet de violation des droits humains pour être considéré comme complice ?
« L’on peut être complice de crimes contre l’humanité même si l’on n’a pas l’intention de s’associer à la commission de ces crimes », a expliqué la Cour de cassation dans un communiqué. « Dans cette affaire, le versement en connaissance de cause de plusieurs millions de dollars à une organisation dont l’objet est exclusivement criminel suffit à caractériser la complicité, peu importe que l’intéressé agisse en vue de la poursuite d’une activité commerciale », a-t-elle détaillé.
Peut-on alors imaginer appliquer la même logique, par exemple, aux entreprises textiles ayant eu indirectement recours au travail forcé des Ouïghours en Chine ?
C’est ce que considère le Centre européen des droits constitutionnels et humains (ECCHR), l’une des ONG à l’origine de la mise en examen de Lafargue. En septembre 2021, l’ECCHR a porté plainte contre plusieurs entreprises allemandes (Hugo Boss, C&A, Lidl et Aldi), pour « complicité présumée de crimes contre l’humanité ». Comme pour Lafarge, il ne s’agit pas de prêter à ces entreprises une quelconque intention de commettre des violations de droits humains : « la question est de savoir si le fait d’entretenir des relations d’affaires n’est pas une façon d’aider et d’encourager ces crimes », a déclaré Miriam Saage-Maass, la directrice de l’ONG.
L’actualité récente montre que ces exemples sont loin d’être des cas isolés. Des poursuites similaires ont aussi été lancées en France, où l’association Sherpa (également instigatrice des poursuites contre Lafarge) a déposé plainte contre plusieurs multinationales comme Uniqlo et Zara. Au-delà du secteur textile, on peut encore citer la mise en examen de la société de sécurité informatique Amesys, ancienne filiale du groupe Crescendo Industries avant de vivre plusieurs rachats successifs, pour « complicité d’acte de torture » en Libye et en Egypte.
Dans d’autres cas, ce sont des enquêtes menées par des journalistes ou des ONG, qui n’ont pas (encore) conduit à des poursuites judiciaires. En atteste la parution récente d’un livre accusant le célèbre brasseur Heineken d’inconduites graves en Afrique : corruption, évasion fiscale, travail des enfants, collaboration avec des criminels de guerre lors du génocide rwandais… Autant d’accusations qui viennent entacher la bonne réputation dont jouissait la multinationale néerlandaise en matière de responsabilité sociale.
Des exactions ont aussi été imputées au groupe de négoce en vin Castel, dont une filiale sucrière est mise en cause concernant des crimes commis en Centrafrique.
La justice devra vraisemblablement statuer sur ces différentes affaires ayant trait à une éventuelle complicité d’entreprise dans des violations de droits humains ; on peut donc s’attendre à ce que le volet « droits de l’homme » du droit français et européen prenne de l’ampleur avec ces décisions à venir. Et dans ce contexte de « solidarisation » des différents chaînons de la supply chain face à la responsabilité pénale, les dirigeants d’entreprises ont intérêt à tout mettre en œuvre pour éviter de s’associer à des tiers qui pourraient s’adonner à de telles pratiques.
Affaire Lafarge
Poursuites pour complicité de violation de droits humains
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