Alors que la lutte contre la corruption internationale se perfectionne et se dote d’instruments toujours plus efficaces, les criminels trouvent en parallèle de nouvelles manières de faire transiter et blanchir leurs gains illicites. Parmi les techniques les plus répandues, on trouve les opérations de Trade-based Money Laundering (TBML), qui consistent à exploiter les vulnérabilités du commerce transfrontalier pour blanchir les revenus tirés de leurs activités illégales.
À l’heure où les entreprises sont plus que jamais tenues pour responsables de la maîtrise du risque de corruption à tous les échelons de la supply chain, y compris si le risque émane de leurs partenaires commerciaux, le TBML apparaît donc comme une faille importante dont elles doivent se préoccuper sérieusement.
Au cœur des circuits du commerce international, les frontières constituent donc un point sensible majeur. Face à la multiplicité des acteurs et des réglementations, les opérations de contrôle et de vigilance y sont plus difficiles pour les entreprises. Du côté des banques qui opèrent, assurent ou garantissent les transactions commerciales, la traçabilité est également difficile, puisque leurs services ne peuvent pas toujours vérifier que les marchandises échangées correspondent bien aux montants déclarés.
En 2020, le think tank américain Global Financial Integrity (GFI) a cherché à déterminer l’ampleur réelle de la fausse facturation commerciale. Dans son rapport, le GFI illustre le problème avec l’exemple suivant : si l’Équateur déclare avoir exporté pour $20 millions de bananes vers les États-Unis, mais que les États-Unis ne déclarent que $15 millions d’importation, alors cet écart de $5 millions pourrait signaler une pratique de TBML. En comparant les données officielles des gouvernements, le GFI a ainsi identifié un écart total de $8,8 trillions de dollars entre 135 pays en voie de développement et 36 économies développées, sur la période 2008-2017.
Sur cette période, les pays qui accusent en moyenne un écart très élevé dans leurs échanges bilatéraux sont la Chine ($323,8 milliards d’écart), le Mexique ($62,9 milliards), la Russie ($56.8 milliards), la Pologne ($40.9 milliards) et la Malaisie (36.7 milliards). Dans l’ensemble, le rapport montre que la fausse facturation commerciale est un « problème persistant » dans les pays en voie de développement.
L’étude s’intéresse également à la typologie des marchandises : les trois plus grands écarts de valeurs relevés concernent l’import/export des machines électriques ($153.7 milliards), des combustibles minéraux ($113.2 milliards) et des machines non-électriques ($111.7 milliards).
Mais le phénomène est loin de s’arrêter à ces secteurs, puisque le TBML peut s’adapter à n’importe quel type de marchandise.
Le TBML utilise un certain nombre de techniques, en vue d’un seul objectif : introduire une différence de valeur entre les produits échangés, et le montant payé pour ces produits.
Lorsque l’une des parties falsifie délibérément les prix indiqués sur les factures de marchandises, pour introduire un écart entre la valeur avant et après le passage de la frontière. Cet écart permet alors de blanchir de l’argent gagné illégalement. Il peut s’agir aussi bien d’une surfacturation, que d’une sous-facturation ou d’une facturation multiple (facturer plusieurs fois pour le même envoi).
Symétriquement à la logique des factures erronées, l’écart de valeur au départ et à l’arrivée peut venir de la marchandise elle-même, lorsque la valeur échangée ne correspond pas à la somme facturée. La livraison ne correspondra alors pas au montant facturé.
Dans certains cas, cet écart provient d’une sur- ou d’une sous-expédition, mais il peut aussi être dû à un mensonge sur la qualité des produits : sur les documents officiels, les marchandises sont présentées comme de meilleure qualité, et donc de plus grande valeur, qu’elles ne le sont réellement.
L’émission de factures importantes à des intermédiaires fictifs, par exemple un consultant, peut aussi servir à camoufler un transfert d’argent illégalement obtenu.
Cette pratique nécessite une collusion entre l’importateur et l’exportateur : en produisant des faux documents, les deux parties poussent une banque à valider une transaction financière, alors qu’en réalité aucune marchandise ne sera réellement échangée.
Excepté dans les cas de collusion, toutes ces manipulations peuvent avoir lieu sous le nez d’une entreprise, sans que celle-ci n’ait connaissance des faits. Or s’il s’avère qu’une transaction a en effet été manipulée par l’autre partie, qu’elle ne correspond pas réellement à la valeur des marchandises échangées, l’entreprise est de fait partie prenante dans un stratagème criminel – et donc passible de poursuites par une multitudes de juridictions.
Face à ces risques, la « trade compliance » a émergé comme un moyen crédible pour lutter contre le phénomène.
Pour les entreprises, les démarches de trade compliance se sont d’une part concrétisées par la demande croissante de justificatifs de la part de banques. Face au risque de perdre leur soutien financier, ou de se voir refuser une transaction, les entreprises doivent donc être en mesure de fournir un certain nombre d’informations fiables sur leur chaîne d’approvisionnement.
D’autre part, la multiplication des réglementations anticorruption à tous les niveaux a en quelque sorte créé une obligation généralisée de transparence – à l’instar de l’Anti-Money Laundering Act voté par les États-Unis en 2020, qui devrait renforcer la pression réglementaire sur les acteurs du commerce international, dont les banques. Ces réglementations, et les risques de sanctions qu’elles impliquent, ont fait de la compliance un sujet incontournable pour les entreprises.
Au-delà du reporting, certaines réglementations comme la loi Sapin 2 ont également créé des obligations qui poussent les entreprises à affiner leur connaissance des différents tiers intervenant sur leur supply chain. Si elles sont exécutées en profondeur, les due diligence peuvent jouer un rôle capital pour mesurer le niveau de risque d’un intermédiaire ou d’un partenaire international. D’autres contraintes, comme la cartographie des risques, peuvent aussi servir à connaître et maîtriser les enjeux spécifiques aux zones dans lesquelles l’entreprise est active.
Cependant, le TBML est d’autant plus difficile à détecter qu’il se dissimule au milieu d’activités commerciales légitimes. Afin d’aider les entreprises à mieux détecter les anomalies, le Groupe d’Action Financière (GAFI) a élaboré une série de recommandations pour mieux lutter contre le TBML. Parmi les techniques citées, nous en retenons ici deux :
Plus le circuit parcouru par les marchandises est connu par l’entreprise, plus celle-ci pourra garantir la fiabilité des informations qu’elle fournit.
Cette traçabilité est actuellement difficile à maîtriser, car les informations sur la position physique des marchandises sont souvent limitées au point de passage douanier. Prenons l’exemple du commerce maritime, qui représente 90% des échanges commerciaux mondiaux. À l’heure actuelle, la meilleure façon de suivre le trajet des porte-conteneurs est l’utilisation du signal AIS (Automatic Identification System), l’équivalent d’un GPS pour les navires. L’AIS d’un navire peut donc servir à détecter de potentielles anomalies – et ce, particulièrement si le système transmet des informations suspectes (signe qu’il pourrait avoir été trafiqué), ou s’il est désactivé temporairement, et de surcroît dans une zone sensible.
L’analyse des données peut être un outil puissant pour identifier les anomalies, et détecter de potentielles vulnérabilités de la supply chain. Le GAFI recommande de dédier une attention particulière aux activités qui pourraient signaler des pratiques de TBML. Il recommande par exemple d’étudier les données disponibles en les croisant avec celles des autres pays, par exemple sur les tarifs pratiqués ou les circuits des cargaisons, et plus généralement, d’utiliser toutes les données qui permettraient de révéler un écart de valeur des marchandises avant et après le passage de la frontière. Ainsi, dès qu’une anomalie est détectée, l’entreprise peut savoir quelle étape de sa supply chain nécessite une attention accrue.
Outre ses aspects financiers, légaux et réputationnels, une politique de trade compliance solide peut devenir un véritable avantage comparatif sur le marché international.
La crise de la Covid-19 a révélé l’importance cruciale de bien connaître ses fournisseurs à chaque étape de la supply chain : plus une entreprise a une connaissance approfondie de ses circuits commerciaux, plus elle est capable de s’adapter et éventuellement de prévoir des circuits alternatifs en cas de fermeture des frontières. Il en va donc de la continuité même des affaires.
Ceci est également vrai lorsqu’un pays prononce un embargo sur un pays étranger, ou lorsque des scandales rendent l’accès à une région particulièrement difficile. C’est le cas du coton importé du Xinjiang, la province chinoise frappée par le scandale du travail forcé des Ouïghours : en décembre 2020, les États-Unis ont annoncé que toute marchandise soupçonnée de provenir du Xinjiang sera retenue à la frontière américaine. Pour faire autoriser l’import, c’est à l’entreprise de prouver que la marchandise n’est pas issue du travail forcé. Ici encore, la connaissance que l’entreprise a de sa propre supply chain est décisive : si elle est incapable de retracer ce circuit, elle risque de voir sa marchandise renvoyée à l’expéditeur.
La conformité commerciale ne se résume donc pas au respect des lois nationales et internationales. Par la connaissance qu’elle force à développer, elle peut permettre de mieux réagir aux situations d’incertitude liées à l’actualité géopolitique, et devenir un facteur clé de la réussite commerciale de des entreprises.
Trade compliance
Supply chain
Réglementations internationales
La CJIP fait suite à un signalement Tracfin pour des faits survenus au Gabon dans…
Prévu en 2025, le procès de Lafarge, désormais filiale d'Holcim, sera sans précédent dans l'histoire.…
Anticor est devenue en 20 ans un acteur incontournable dans la lutte anticorruption en France…
Outre la parution du guide dédié aux fédérations sportives, l'AFA a diligenté un contrôle de…
Les lois anticorruption préventives touchent désormais à la sphère d'influence du Commonwealth Depuis une dizaine…
Ces faits de corruption sont intervenus en Libye (2006-2008) et à FujaÏrah aux E.A.U. (2011-2013)…