Risques pays

Vérifier le bénéficiaire effectif : un défi crucial

Les détournements d’identité à des fins de blanchiment sont difficilement détectables

Armen Ustyan, un Arménien de 34 ans, vit dans un logement modeste à Vanadzor, en Arménie. Ouvrier saisonnier en Russie, il se trouve être également à son insu le mandataire social d’une société panaméenne impliquée dans des transactions qui se chiffrent en millions de dollars selon les registres de la banque Ūkio Bankas en Lituanie. Il l’a découvert par des journalistes qui enquêtaient sur le « Troïka Laundromat », un vaste dispositif de blanchiment. Il n’avait jamais entendu parler de l’entreprise auparavant. Comme d’autres, il aurait servi, sans le savoir, d’homme de paille à des milliardaires russes en vue de transférer leur argent vers l’Europe.

Une fraude bien rôdée

Ce type de stratagème n’est pas nouveau selon l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project). Une approche similaire avait déjà été identifiée dans une autre affaire appelée « Azerbaïdjan Laundromat », une opération de blanchiment de 2,9 Milliards $ qui s’est déroulée entre 2012 et 2014. Nous retrouvons ici le même mode opératoire. La société britanique Faberlex LP, appartenait à Maharram Ahmadov, citoyen azerbaïdjanais de 51 ans qui possédait également, sur le papier, deux des principales sociétés azerbaïdjanaises de blanchiment, Hilux Services LP et Polux Management LP. Le passeport d’Ahmadov, les données personnelles, le numéro de téléphone et les signatures étaient joints au dossier déposé par Hilux et Polux pour ouvrir leurs comptes. Le problème, c’est qu’Ahmadov n’était pas un financier ni un homme d’affaires. Il était un simple chauffeur issu de la classe ouvrière, vivant dans une habitation en banlieue de Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan.

Le registre de la propriété effective : une nouvelle arme anti-fraude

Ces exemples interpellent sur les risques qu’il peut y avoir à ne s’appuyer que sur une seule, ou plusieurs bases de données « corporate » du marché, ou sur les notations et rapports réalisés par les institutions financières elles-mêmes pour identifier et authentifier un tiers (fournisseur, client, partenaire…) avec lequel on souhaite entrer en relation d’affaires.
Ils soulignent l’importance, pour toute entreprise ou personne physique qui envisage de s’engager dans une relation avec une tierce partie d’exploiter également d’autre sources dont les registres de la propriété effective (1) pour procéder à l’identification en amont du bénéficiaire ultime d’une entité.

Cependant, malgré des avancées notoires en Europe sur la transparence des entreprises ces dernières années (la 5ème directive de l’UE contre le blanchiment impose à tous les États membres d’établir des registres publics de l’actionnariat avant 2020), il ne faut pas oublier qu’un registre de la propriété effective ne vaut que par l’authenticité et l’exhaustivité des données qu’il recueille. Or, d’après une étude publiée en 2018 par Transparency International (G20 Leaders or Laggards? Reviewing G20 promises on ending anonymous companies), aucun gouvernement recueillant actuellement des renseignements sur la propriété effective des entreprises ne les vérifie de façon systématique et fiable avant de les intégrer dans ses bases.

Des pratiques variées d’un pays à l’autre pour une efficacité aléatoire

Certains pays, comme l’Espagne, ont décidé de faire appel aux notaires pour recueillir et vérifier les informations qui sont ensuite intégrées au registre. D’autres comme le Brésil ont confié aux instances d’enregistrement elles-mêmes ces obligations relatives à la lutte contre le blanchiment d’argent. Cela signifie que ce sont eux qui doivent faire preuve de diligence raisonnable en examinant les informations sur la propriété effective. Toutefois, rien n’indique que les notaires en Espagne et ni les personnels des registres au Brésil vérifient de manière indépendante les informations fournies par les entreprises déclarantes.

Au Royaume-Uni, l’autorité chargée de l’enregistrement n’a pas le mandat de vérifier l’exactitude des informations fournies par les entreprises selon la dernière note de la House of Commons britannique (Registers of beneficial ownership, Mars 2019). Une analyse du registre des entreprises britanniques effectuée par Global Witness en 2018 a révélé que des milliers d’entreprises déposent des inscriptions suspectes ou ne respectent pas les règles. Global Witness a constaté que plus de 9 000 sociétés sont contrôlées par des bénéficiaires effectifs qui contrôlent plus de 100 sociétés. Cela laisse indéniablement penser que les informations sur bon nombre des bénéficiaires effectifs de ces sociétés pourraient être fausses. En outre, plus de 10 000 entreprises déclarent une société étrangère comme bénéficiaire effectif, ce qui est là aussi peu susceptible de satisfaire aux exigences gouvernementales…

Un effort à mutualiser et intensifier

La vérification de la propriété effective demeure donc aujourd’hui l’un des plus grands défis de la lutte contre la corruption, le blanchiment et l’évasion fiscale. C’est probablement en combinant les différents moyens technologiques et humains disponibles pour identifier formellement le(s) bénéficiaire(s) effectif(s), et en partageant les retours d’expérience, que l’on parviendra à remonter les cascades de sociétés écrans et à débusquer les fraudeurs. En identifiant les bénéficiaires effectifs des partenaires et en levant le voile sur toutes les tierces parties de l’entreprise, on favorisera ainsi une croissance internationale durable.

Lire aussi : Lutte anti-corruption : seules 6% des entreprises françaises sont conformes à la loi Sapin 2 selon Grant Thornton

NOTE

(1) bases de données contenant des informations sur les personnes qui contrôlent effectivement les entreprises et en tirent profit

SOURCES

Voice Transparency : Verifying the beneficial owner of companies. Why and how.

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Jean-Charles Falloux

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