En novembre 2025, le cimentier Lafarge et neuf individus seront jugés pour « financement du terrorisme » au tribunal correctionnel de Paris. En cause, plusieurs millions d’euros qui auraient été versés entre 2013 et 2014 à des groupes armés, dont l’État islamique (EI), pour maintenir l’activité de l’usine syrienne de Jalabiya malgré la guerre civile.
Le processus judiciaire autour de cette affaire est aussi bien national qu’international. En 2022, le groupe Lafarge avait déjà accepté de verser $778 millions à la justice américaine, évitant ainsi des poursuites sur le même volet. Parallèlement, la justice française a continué ses investigations. Le procès à venir s’annonce historique pour cette multinationale qui reste mise en examen, par ailleurs, pour « complicité de crime contre l’humanité ».
Mercredi 16 octobre, trois juges d’instruction ont fixé le procès de Lafarge, désormais filiale du groupe suisse Holcim, du 4 novembre au 9 décembre 2025. Le groupe et neufs individus, dont quatre anciens hauts-responsables, seront jugés pour « financement du terrorisme » et, pour certains, « non-respect de sanctions financières internationales ». Tous sont accusés d’avoir financé des groupes terroristes afin de maintenir l’activité de la cimenterie syrienne dans un contexte de guerre civile.
Alors que la Syrie s’enfonçait dans le chaos de cette guerre, Lafarge aurait opté pour la poursuite de l’activité industrielle à Jalabiya, dans une zone contrôlée par l’EI et d’autres groupes armés. Pour s’assurer de la continuité de la production de ce site stratégique où il avait investi massivement depuis 2010, le cimentier aurait versé une multiplicité de taxes, commissions et droits de passage aux forces en présence. Selon l’étude d’un cabinet de conseil missionné par Holcim, pas moins de 13 millions d’euros auraient été payés à divers groupes armés, dont l’EI, qui aurait reçu à lui seul entre 4,8 et 10 millions d’euros d’après l’enquête française.
Au total, neuf individus sont donc appelées à comparaître, dont l’ex-PDG Bruno Lafont et certains directeurs de la sécurité et de la chaîne opérationnelle, tous accusés d’avoir « organisé, validé, facilité ou mis en œuvre une politique » visant à financer ces groupes armés.
Dans un an, c’est donc le « financement d’une entreprise terroriste » qui sera jugé. Le financement du terrorisme s’entend, selon l’article 2 de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ratifiée par la France en 2002) comme tout acte consistant à réunir des fonds « dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre » des actes relevant du terrorisme. Une notion à distinguer, comme l’a fait la Cour, de « complicité de crimes contre l’humanité », qui donnera lieu à un procès séparé.
La distinction entre ces deux mises en examen est présente au cœur du dossier Lafarge depuis l’ouverture de l’information judiciaire en 2017. Cette dernière faisait suite à deux plaintes distinctes : en 2016, onze anciens ouvriers syriens de Lafarge, ainsi que l’association Sherpa, ont déposé plainte pour « complicité de crimes contre l’humanité ». En parallèle, le Ministère des Finances a déposé plainte pour « financement d’une entreprise terroriste ».
Le 16 janvier 2024, la Cour de cassation a définitivement confirmé la mise en examen de Lafarge pour « complicité de crimes contre l’humanité », annonçant ainsi un autre procès, cette fois devant les assises. Sherpa, constituée partie civile, a rappelé que « Lafarge (était) la première société au monde à avoir été mise en examen » pour « le plus grave des crimes».
Cependant, la Cour a annulé le troisième chef de mise en examen, pour « mise en danger » des ouvriers, estimant que la loi française n’était pas applicable aux salariés syriens. Cette décision annule la constitution de partie civile de200 anciens ouvriers de Lafarge dans ce volet. Sherpa a critiqué une « entrave à l’accès à la justice pour les travailleurs et travailleuses de multinationales », rappelant que la Cour avait reconnu une « immixtion permanente de [la société mère] dans la gestion de sa filiale, y compris en matière de sécurité » des salariés. Ces derniers restent néanmoins partie civile dans le volet « crimes contre l’humanité » au titre des « conditions de travail indignes », qui comptent parmi les infractions connexes.
Malgré cette décision, ce procès reste sans précédent pour une multinationale. Lafarge est, en effet, la première société transnationale mise en examen, en tant que personne morale, sur le fondement de complicité de crimes contre l’humanité.
Ce procès soulève alors une question cruciale : jusqu’où peut s’étendre la responsabilité des multinationales dans des crimes internationaux tels que les crimes de guerre? À l’heure actuelle, les grandes entreprises restent souvent protégées par l’absence de régime de responsabilité pénale internationale pour les sociétés. Exploitant la complexité des régimes juridiques internationaux, elles semblent bénéficier d’une forme d’impunité régulièrement dénoncée par la société civile.
En dépit des Principes directeurs de l’ONU adoptés en 2011, aucun cadre juridique international précis n’existe pour poursuivre pénalement les entreprises, laissant la porte ouverte à une potentielle irresponsabilité juridique. Ce procès en France pourrait ainsi marquer un tournant décisif dans la responsabilisation des multinationales.
Depuis les années 1990, la France a élargi sa conception de la complicité en matière de crimes internationaux. En 1997, l’affaire Papon a établi qu’une personne peut être complice de crimes simplement en ayant connaissance de ceux-ci et en y contribuant. En 2021, l’affaire Lafarge a confirmé cette interprétation : la Cour de cassation a jugé que le seul fait de connaître les crimes et d’y participer suffit pour être complice. Ainsi, des entreprises peuvent être tenues responsables, même sans partager les motifs idéologiques des auteurs principaux.
Pour juger Lafarge, la France peut donc s’appuyer sur l’article 121-7 du Code pénal, qui définit la complicité selon ces critères. Elle se trouve ainsi dans une position inédite pour établir une responsabilité pénale des entreprises pour complicité de crimes contre l’humanité. Cependant, ce domaine reste peu balisé et complexe : il s’agit d’évaluer le rôle d’une entreprise dans un contexte de guerre sans élargir la responsabilité de manière excessive, tout en évitant de créer des « flous » juridiques que des entreprises pourraient exploiter.
Concernant les individus, cinq anciens dirigeants de Lafarge ont été cités, dont l’ex-PDG Bruno Lafont, l’ex-directeur de la sûreté du groupe Jean-Claude Veillard et l’ancien directeur général adjoint opérationnel Christian Herrault. Pour l’instant, Jean-Claude Veillard est le seul à avoir obtenu un non-lieu – un « grand soulagement » pour ses avocats, après sept années d’« un combat judiciaire sans relâche ».
Outre ces cadres, figurent également deux ex-responsables de la sécurité, Jacob Waerness, norvégien, et Ahmad Jaloudi, jordanien. Enfin, deux intermédiaires syriens sont poursuivis : l’homme d’affaires Firas Tlass, qui aurait joué un rôle central de mise en contact avec les différents groupes armés, et le syro-canadien Amro Taleb, intermédiaire supposé entre Lafarge et l’EI.
Me Solange Doumic, avocate de Christian Herrault, dénonce une instruction biaisée, n’ayant, selon elle, « jamais voulu sortir de la ligne tracée à l’origine par l’enquête interne – une enquête à charge faite uniquement pour satisfaire le ministère de la Justice américain. » D’après elle, la « réalité des faits vécue » par son client n’a pas été prise en compte. De son côté, Bruno Lafont a déclaré en mars 2023 que « les autorités françaises nous ont encouragés à maintenir nos activités en Syrie ».
Les juges d’instruction ont répondu à ces critiques en soulignant « l’autonomie décisionnelle » de Lafarge, ainsi que la responsabilité des individus : Lafarge « aurait pu à tout moment mettre fin à l’exploitation de l’usine, notamment au moment où ses dirigeants avaient pris connaissance des exigences financières des entités terroristes ». Ils ajoutent qu’en « acceptant de payer ces entités, la société évaluait les contreparties qu’elle pourrait en retirer, telles que le déblocage des routes ».
Ils rejettent également l’idée que l’État français ait approuvé ces versements : l’existence de communications « entre les responsables sûreté de Lafarge et les services secrets français ne démontre absolument pas la validation par l’Etat français des pratiques de financement d’entités terroristes ».
À la suite de ces annonces, le groupe a réagi par une brève déclaration transmise à l’AFP : « Lafarge S.A. prend acte de la décision des magistrats instructeurs dans ce dossier hérité du passé. » Malgré cette tentative de distanciation en invoquant le passé, cette affaire pèse toujours sur son présent et compromet durablement son image. Un rappel que les affaires de criminalité économique internationale, bien qu’ancrées dans le passé, exercent un impact durable et souvent corrosif sur la réputation des entreprises impliquées.
Sources :
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