L’Inde, l’une des économies les plus dynamiques du monde, est une destination prisée par de nombreuses entreprises françaises en quête d’opportunités commerciales. Cependant, ces dernières s’accompagnent souvent de risques élevés en matière d’intégrité, un fait confirmé par la récurrence des scandales de corruption impliquant des entreprises étrangères en Inde.
Les entreprises doivent faire preuve de vigilance lorsqu’elles opèrent sur ce terrain juridique complexe, où se superposent les lois extraterritoriales comme le FCPA américain et des réglementations locales en pleine mutation. Zoom sur les dernières évolutions de la règlementation anticorruption en Inde, où la lutte s’intensifie, et sur leurs conséquences possibles, notamment pour les entreprises hexagonales attirées par ce marché déjà porteur et très prometteur.
Dans un complément récent à sa panoplie juridique anticorruption, l’Inde mise sur les auditeurs externes pour mieux détecter les cas de corruption et autres inconduites financières.
Une nouvelle règle, énoncée dans une circulaire publiée le 26 juin 2023 par l’Autorité Nationale de Déclaration Financière (NFRA), impose aux auditeurs l’obligation de signaler tout soupçon de corruption au gouvernement indien. Les auditeurs qui ont des motifs de croire qu’une inconduite a été commise par une entreprise, ou par ses employés, sont désormais tenus de la signaler même s’ils ne disposent pas de preuve, et ce, dès lors que le montant en jeu dépasse les $122 000 (10 millions de roupies indiennes, ou 112 240 €).
Cette directive est de nature à susciter de réelles préoccupations au sein des entreprises françaises exerçant des activités en Inde. Auparavant, les auditeurs n’étaient légalement tenus de signaler une inconduite potentielle que s’ils étaient les premiers à la découvrir lors des procédures d’audit. Si l’inconduite était d’abord découverte par l’entreprise, par exemple suite à des contrôles internes ou au signalement d’un lanceur d’alerte, les auditeurs n’étaient pas légalement tenus de faire ce signalement. Cela signifie que, pour détecter les inconduites financières, les autorités indiennes comptaient principalement sur la volonté des entreprises de s’auto-dénoncer elles-mêmes… Un choix risqué, car ces entreprises pourraient hésiter à attirer l’attention sur elles-mêmes, craignant de potentielles sanctions et un préjudice à leur réputation en cas de scandale.
Désormais, cette obligation s’applique même si la fraude est identifiée en interne par l’entreprise, renforçant de fait le rôle des auditeurs externes dans la détection de la corruption. Notons que la circulaire ne fait pas de distinction entre les fraudes commises au détriment de l’entreprise, et celles initiées par la direction de l’entreprise elle-même. Cela implique que des incidents isolés, par exemple des rétrocommissions versées à un employé d’une entreprise par un fournisseur (typiquement une fraude à l’encontre de l’entreprise) doivent être traités de la même manière que des pots-de-vin visant à faire remporter des contrats à l’entreprise.
Cette directive pourrait donc amener les cabinets d’audit à renforcer leurs procédures opérationnelles habituelles. Dans la mesure où la circulaire souligne que les auditeurs doivent faire preuve de « scepticisme professionnel » et signaler tout soupçon de fraude, les entreprises doivent s’attendre à une intensification de la surveillance par les auditeurs de leurs procédures, contrôles et enquêtes internes.
Cette directive vient compléter un cadre juridique qui s’étoffe régulièrement depuis une dizaine d’années afin de mieux encadrer l’éthique du monde des affaires indien. Ces efforts émanent d’une volonté politique, réitérée par le gouvernement, de mieux combattre la corruption qui sévit dans ce pays qui stagne au 85ème rang sur 180 pays dans l’indice de perception de la corruption 2022 de Transparency International.
Initialement, ce cadre juridique reposait sur deux textes : la loi anti-blanchiment de 2002 (PMLA), qui a instauré les premières sanctions pénales pour les auteurs de crimes financiers et autorisé la confiscation de biens, et le PC Act de 1988, une loi de prévention de la corruption qui s’applique aux entreprises indiennes et étrangères opérant en Inde. Une réglementation pour le moins lacunaire, excluant certaines infractions-clé comme le versement et l’acception de pots-de-vin. Ce n’est qu’en 2018, trente ans après l’adoption du texte, que ces pratiques ont été reconnues illégales par le biais d’un amendement au PC Act.
Les peines prévues par cet amendement sont plus sévères pour les personnes physiques que pour les personnes morales. Par exemple, en cas de corruption avérée, les organisations commerciales implantées en Inde encourent une amende, mais pas d’exclusion du marché indien. En revanche, la responsabilité pénale des individus coupables peut être engagée : en cas de corruption d’un fonctionnaire indien, les coupables encourent une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à sept ans, ainsi qu’une amende. En cas de récidive, les individus peuvent être punis d’une peine d’emprisonnement de cinq à dix ans.
À cette avancée législative, il faut ajouter d’autres mesures régissant l’éthique des affaires au sens large. Le Companies Act de 2013 a créé une obligation pour les entreprises indiennes au chiffre d’affaires supérieur à 117 millions d’€ d’allouer 2% du bénéfice net moyen des trois années précédentes en dépenses RSE. Enfin, en 2021, l’Inde a amendé cette loi afin de renforcer les normes de contrôle et de reporting imposées aux sociétés. Désormais, les entreprises doivent produire des rapports évaluant leurs pratiques RSE sur l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement, ainsi que leur conformité au droit humain et environnemental.
Ces récents développements traduisent une volonté de reprendre en main la lutte contre la corruption dans le secteur privé, jusqu’ici largement « monopolisée » par des autorités étrangères. En effet, les mesures d’application de la loi indienne semblent embryonnaires quand on les compare aux sanctions colossales résultant de poursuites extraterritoriales américaines.
Par exemple, en 2015, la société américaine Louis Berger International a signé un accord avec le Département de Justice américain (DoJ), en relation avec des pots-de-vin versés à des fonctionnaires publics en Inde pour remporter des projets liés à l’eau à Goa et Guwahati. En Inde, un litige d’intérêt public a été déposé devant la Haute Cour de Guwahati, qui a ordonné au Central Bureau of Investigation indien (CBI) d’enquêter sur l’affaire. En marge de l’enquête, l’État de Goa a également déposé un acte d’accusation contre plusieurs personnes, dont un vice-président du groupe. Mais depuis 2017, l’enquête stagne et aucune condamnation n’a été prononcée, donnant lieu à des critiques sur l’efficacité réelle de ces poursuites locales.
Ce schéma semble se reproduire dans la plupart des affaires de corruption impliquant des groupes internationaux en Inde : la justice indienne entame des procédures qui peinent à aboutir, dans l’ombre d’une justice américaine qui, elle, est plus que prompte à condamner les coupables. En 2017, la Securities Exchange Commission (SEC) des États-Unis a imposé un règlement de $13 millions à la multinationale alimentaire Mondelēz, pour sanctionner des pots-de-vin versés par sa filiale Cadbury India à un agent tiers pour obtenir des licences pour une usine de chocolat auprès de fonctionnaires indiens. Là encore, les autorités indiennes ont tout au plus joué un rôle de « suppléant », en marge de la procédure américaine : le CBI indien a assisté la SEC dans son enquête et a déposé une plainte contre Cadbury India en vertu du PC Act. Une plainte restée, pour l’instant, lettre morte.
Toutefois, certaines affaires montrent que l’Inde reste déterminée à gagner son indépendance vis-à-vis des procédures étrangères. En 2016, l’avionneur brésilien Embraer a dû verser plus de $205 millions aux autorités américaines, suite à la découverte de paiements irréguliers visant à sécuriser la vente de trois avions militaires à l’Indian Air Force. Si les autorités brésiliennes ont pris part aux négociations entre Embraer et la SEC, la justice indienne, elle, n’y a pas participé ; mais elle a mené sa propre enquête. En octobre 2023, après sept ans d’enquête, le CBI a donc inculpé plusieurs hommes d’affaires indiens. Parallèlement, l’agence nationale chargée de la criminalité économique (ED) a également déposé un acte d’accusation contre la société en vertu du PMLA. Alors que les procédures sont en cours, l’ED a saisi près d’1,8 millions d’euros d’actifs d’Embraer et de certains intermédiaires, démontrant la capacité des autorités indiennes à intervenir directement auprès des entreprises actives sur son sol.
À l’instar des États-Unis, la France porte un oeil attentif sur ses entreprises à l’étranger. Et ce, peut-être d’autant plus dans un pays aussi stratégique que l’Inde, où les entreprises françaises jouent un rôle significatif, avec un stock d’investissements atteignant 11 milliards d’euros fin 2021 – ce qui les place au 11ème rang des investisseurs étrangers en Inde. Ces investissements ont d’ailleurs triplé en dix ans, un signe de l’attractivité croissante de l’économie indienne pour les entreprises françaises.
En 2020, une enquête INSEE/OFATS recensait près de 700 filiales françaises en Inde. La plupart des grands groupes français, dont 37 entreprises du CAC 40, y sont désormais implantés. Au-delà des multinationales, entre 50 et 70 PME et ETI françaises seraient présentes en Inde, principalement dans les secteurs de la mécanique, l’électronique et la chimie-pharmacie, ainsi qu’environ 180 autoentrepreneurs. Sur les 1051 implantations françaises recensées, la plupart se concentrent dans des grandes villes comme Bombay (30%), Delhi (27%) ou Bangalore (15%).
Les entreprises françaises doivent donc redoubler de précautions dans ce contexte réglementaire en pleine évolution, où de simples soupçons de la part d’auditeurs peuvent donner lieu à un signalement aux répercussions incertaines. Au vu des graves conséquences réputationnelles qui découlent de tout scandale de corruption, le risque lié à de telles accusations, même infondées, ne doit pas être pris à la légère. Plus que jamais, les entreprises doivent être conscientes de la surveillance qui pèse sur l’ensemble de leurs activités : celle des autorités extraterritoriales américaine, des autorités françaises, des ONG qui veillent au grain… et, de plus en plus, celle des autorités indiennes elles-mêmes.
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