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La Poste, les sous-traitants et les travailleurs sans-papiers : un procès décisif pour le devoir de vigilance

Chronopost est une des filiales de La Poste dont les pratiques sont mises en cause par le procès

Le géant postal français, La Poste, se retrouve confronté à un procès historique qui marque la première application en profondeur de la loi sur le devoir de vigilance. Assigné en justice par le syndicat Sud PTT, le groupe doit répondre d’accusations de manquements à ses responsabilités vis-à-vis des pratiques de ses sous-traitants. Le procès, qui s’est ouvert le 19 septembre au tribunal de Paris, met en lumière les complexités de la sous-traitance et des obligations liées au devoir de vigilance. Le délibéré est attendu début décembre.

Des travailleurs sans-papiers que personne n’avait jamais employés…

Au cœur de cette affaire, on trouve les revendications de travailleurs sans-papiers employés par des entreprises de services postaux sous contrat avec La Poste, notamment via ses filiales Chronopost à Alfortville (94) et DPD (rebaptisée GeoPost) au Coudray Montceaux (91). Ces deux filiales du groupe sont aujourd’hui au centre de la procédure judiciaire qui oppose Sud PTT au premier opérateur postal français.

Le syndicat accuse La Poste d’avoir manqué à son devoir de vigilance en recourant, via ses filiales, à des agences d’interim employant des travailleurs sans-papiers pour le tri des colis dans les entrepôts ou pour leur livraison. Depuis fin 2021, des collectifs de travailleurs sans-papiers dénoncent leur emploi irrégulier par ces entreprises, dans des conditions de travail brutales. Dans un premier temps, malgré la forte médiatisation des piquets de grève, aucune entreprise concernée ne reconnaît l’emploi de ces travailleurs. De la maison-mère aux filiales et à leur sous-traitant, Derichebourg, la déresponsabilisation se propage comme un effet domino : chaque entité nie avoir employé des sans-papiers, et renvoie la responsabilité à l’échelon inférieur.

Cependant, ces allégations deviennent plus difficiles à réfuter en janvier 2022, lorsqu’elles sont corroborrées par un rapport de l’inspection du travail attestant de l’emploi de 63 sans-papiers par l’agence d’intérim Derichebourg, pour le compte de DPD. Quelques mois plus tard, en mai, La Poste rompt ses contrats avec Derichebourg sur les sites d’Alfortville et du Coudray Monceaux. Le sous-traitant problématique est remplacé, respectivement, par Atalian et ONET.

« Ils avaient un devoir de vigilance qu’ils n’ont pas respecté »

Mais cette rupture de contrat est loin de résoudre le problème aux yeux des collectifs de travailleurs sans-papiers, qui dénoncent des pratiques systématiques perpétrées par les agences d’interim : « c’est le nom du sous-traitant qui change : les conditions de travail ne changent pas ». Pour Céline Gagey, avocate de Sud PTT, « l’exploitation des sans-papiers est un véritable business model sur lequel La Poste ferme les yeux ».

Cibler la maison-mère, selon les plaignants, c’est donc s’attaquer à la source du problème : « la chaîne de sous-traitants est tellement longue qu’il est difficile de pointer un vrai responsable. Mais le responsable, c’est La Poste. Les cadences infernales, ils savaient. Ils savaient aussi que l’on était des sans-papiers. Ils avaient un devoir de vigilance qu’ils n’ont pas respecté », dénonce Aboubacar Dembélé, porte-parole du collectif de sans-papiers d’Alfortville.

Sud PTT entend donc mettre La Poste devant ses responsabilités, et enjoindre le groupe à prendre des mesures adéquates contre les risques d’exploitation humaine par le biais de ses filiales. Lors de l’audience du 19 septembre, les avocats de La Poste ont, eux, dénoncé un « procès de la sous-traitance », dans lequel l’entreprise n’aurait pas sa place. Selon eux, « la loi ne demande pas au donneur d’ordre de vérifier la véracité des informations » fournies par un sous-traitant sur ses salariés. La Poste considère ainsi cette invocation du devoir de vigilance comme une « surenchère » par rapport au Code du travail… qu’elle affirme respecter à la lettre.

De la maison-mère au sous-traitant : une dilution de responsabilité problématique

Depuis le 27 mars 2017, la loi sur le devoir de vigilance impose pourtant des obligations aux entreprises donneuses d’ordre, afin de mieux lutter contre les atteintes aux droits humains et environnementaux à chaque niveau de leur chaîne de valeur. Les entreprises mères doivent mettre en œuvre un plan de vigilance afin d’identifier et prévenir les risques d’inconduite au sein des entreprises sous leur contrôle, limitant ainsi la dilution de responsabilité lorsque des inconduites sont commises par des filiales ou des sous-traitants.

Selon Sud PTT, le plan de vigilance publié annuellement par La Poste est insuffisant au regard de la loi de 2017. Le syndicat dénonce une cartographie incomplète des risques d’atteintes aux droits humains, et des contrôles des tiers insuffisants. Actuellement, les tiers de La Poste sont évalués par l’AFNOR, l’Association Française de Normalisation, via un questionnaire soumis au sous-traitant. En cas de notation insuffisante, l’AFNOR procède à un audit documentaire. Si les motifs de suspicion restent importants, l’AFNOR procède alors à un audit sur site.

Me Cagey a souligné la rareté de ces contrôles : parmi les 400 sous-traitants de livraison et logistique de La Poste, seulement 1% fait l’objet d’un audit sur site. Pour elle, ces mesures sont loin de prendre en compte la réalité du terrain, où les travailleurs sans-papiers sont légion : « ce qu’on demande, c’est que soit écrit dans le plan de vigilance la situation des sans-papiers ».

Sud PTT demande également que le plan de vigilance intègre des clauses de résiliation de contrats systématiques en cas d’inconduite manifeste : « la Poste n’a agi qu’a posteriori, uniquement pour les sites où il y a eu un mouvement de grève, sans s’attaquer à la sous-traitance en cascade qui produit ces situations ». Enfin, le syndicat estime que La Poste devrait publier la liste de ses sous-traitants. Face à cette demande, le groupe invoque le secret des affaires : « la Poste n’a pas envie que les concurrents sachent avec quels fournisseurs elle fait affaire ».

Un procès décisif pour une jurisprudence en construction

Depuis son entrée en vigueur, la loi sur le devoir de vigilance a donné lieu à 18 affaires judiciaires, mais le procès de La Poste est le premier à être jugé en profondeur. Six de ces affaires sont restées au stade de la mise en demeure, et douze ont donné lieu à une assignation en justice. Parmi les entreprises visées figurent TotalEnergies, EDF, et BNP Paribas, mais jusqu’à présent, aucune de ces procédures n’a abouti à un jugement sur le fond.

L’affaire TotalEnergies en Ouganda, qui a été la plus avancée, s’est embourbée dans une bataille procédurale pour déterminer quelle juridiction était compétente. À l’heure actuelle, dans le bras de fer entre TotalEnergie et les ONG portées parties civiles, aucun juge ne s’est prononcé sur le fond du dossier. En février 2023, les ONG ont été déboutées par un juge des référés qui s’est déclaré incompétent pour trancher l’affaire. Enfin, un dernier revers leur a été infligé a début juillet 2023, lorsque le Tribunal de Paris a jugé leurs demandes « irrecevables ».

Ces atermoiements illustrent bien la difficulté à faire appliquer concrètement la loi sur le devoir de vigilance, dont la jurisprudence reste à construire. Dans ce contexte, l’affaire La Poste promet de faire avancer les choses, puisque le groupe sera directement confronté à un jugement au tribunal judiciaire de Paris, où les juges examineront le fond du dossier. Le délibéré, attendu le 5 décembre, pourrait donc avoir des répercussions importantes sur la manière dont les entreprises exercent leur devoir de vigilance à l’avenir.

Sources

Affaire La Poste

Devoir de vigilance

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Brune Lange

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