Ces dernières années, la liste des multinationales impliquées dans un scandale de corruption en Afrique ne cesse de s’allonger. Après Glencore, Gemalto, Shell, Eni… C’est au tour de la multinationale pétrolière franco-britannique Perenco, détenue par la famille Perrodo (15ème fortune française selon le magazine Challenges), d’être visée par plusieurs enquêtes pour corruption d’agents publics au Congo. Voici ce que l’on sait de l’affaire impliquant le deuxième producteur français de pétrole, une entreprise discrète sur la scène internationale, qui se retrouve aujourd’hui au cœur de plusieurs scandales.
En mars 2023, le collectif d’investigation Investigate Europe (IE) et l’ONG Disclose révèlent qu’ils sont en possession de centaines d’emails, contrats et documents financiers prouvant que Perenco est mêlé à une affaire de corruption impliquant la famille du président congolais Denis Sassou-Nguesso, et Petronor E&P, une compagnie pétrolière partenaire cotée à la bourse d’Oslo.
Depuis 2021, Petronor est ciblée par une enquête par Økokrim, l’unité anti-corruption norvégienne. Suite à une perquisition dans ses bureaux, plusieurs dirigeants de Petronor ont été arrêtés, dont son PDG Knut Søvold et le directeur du développement Gerhard Ludvigsen. En avril 2022, l’actuel président de Petronor, Eyas Alhomouz, a rejoint la liste des suspects.
L’enquête concerne les activités de Petronor au Congo, où l’entreprise détient des intérêts dans un champ pétrolifère via sa filiale Hemla, aux côtés de Perenco. Les enquêteurs examinent les conditions d’attribution de la licence d’exploration pétrolière du bloc Pointe Noire Grand Fond (PNGF) du Sud en 2017 – bloc dont le géant Total s’était retiré en 2016 au motif que le projet était trop modeste par rapport aux investissements qu’il nécessitait. Ce bloc est aujourd’hui au cœur du scandale de corruption impliquant Perenco, Hemla et le « clan » Sassou-Nguesso.
Tout commence en 2017, lorsque le bloc PNGF Sud est attribué à 40% à Perenco, tandis que la norvégiene Hemla en récupère 20%, dans des conditions éthiquement troubles. Selon les révélations d’IE, cette concession a été obtenue par l’intervention du gendre du président, Paul Kionga, qui aurait offert son soutien aux dirigeants d’Hemla quelques mois après une réunion de travail à Paris fin 2016. Dans un email, il remercie ces derniers et promet de « faire tout [son] possible pour que ce rêve devienne une réalité pour nous tous ».
Mais cette aide ne vient pas sans contrepartie. Car en soutenant Helma, la famille Sassou-Nguesso s’est elle-même octroyée une part de la concession pétrolière. En effet, la fille du président, Julienne Sassou-Nguesso, a utilisé des intermédiaires pour obtenir secrètement 15 % de Hepco, la filiale congolaise d’Hemla opérant sur le site PNGF Sud. Elle a ainsi obtenu 3 % de la concession, d’où Perenco extrait 20 000 barils par jour. Sur l’année 2018, elle aurait ainsi récolté plus de $3,3 millions de dividendes. Pourtant, son nom n’apparaît nulle part.
Selon leurs avocats, lorsque les dirigeants d’Hemla rencontrent Denis Sassou-Nguesso en novembre 2016, ils n’ont « jamais eu de raison de penser que l’appel d’offre puisse avoir été compromis ». Pourtant, selon IE, c’est Julienne Sassou-Nguesso (J. S.-N.) elle-même qui aurait fourni les $300 000 de frais de candidature d’Hemla en 2016.
Quelques jours après cette rencontre, J. S.-N. entre anonymement au capital de Hepco. Afin de garantir son anonymat, elle conclut une convention de portage avec une entité gérée par des proches de la famille, MGI International. Censée détenir 25% de Hepco, MGI n’en détient en réalité que 10%, et fait office de prête-nom pour les 15% détenus par J. S.-N. L’entreprise faisait parvenir les dividendes via la société Omega-AT, gérée par J. S.-N.
MGI est gérée par deux hommes influents : Paul Kionga, et Valentin Tchibota-Goma, le secrétaire général d’un parti de la majorité gouvernementale. Des emails montrent que ces deux hommes ont fait avancer le dossier Hemla auprès du président. Malgré un conflit d’intérêts évident, Tchibota-Goma est nommé à la tête d’Hepco en 2017. En 2018, c’est au tour de Kionga d’occuper cette fonction.
Le stratagème continue plusieurs années. MGI reçoit en parallèle un grand nombre de prêts et de paiements en provenance d’Oslo. Certains apparaissent dans les comptes public de Petronor, comme un prêt sans intérêts de $7 millions octroyé à MGI en 2018. Mais début 2021, la situation se corse. Petronor accuse publiquement MGI de n’avoir pas respecté les conditions du prêt, et saisit 9,9% des actions Hepco de MGI.
J. S.-N., elle, s’est assurée que ses actions ne risquaient rien : un contrat du 28 mai 2020 révèle que ses actions « couvées » par MGI ont été transférée à un nouveau prête-nom : Marcel Okongo, un cousin du président.
Pour l’instant, tous les acteurs mis en cause gardent le silence. Les dirigeants d’Hemla nient toute malversation dans l’obtention de PNGF Sud. Interrogés sur les prêts octroyés à MGI, leurs avocats soutiennent que « toutes les décisions ont été prises sur une base transparente et ouverte, sur la base de conditions commerciales. » La maison-mère, Petronor « n’est pas en mesure de fournir des commentaires pour le moment ».
Qu’en est-il de Perenco ? Le rôle joué par la multinationale reste à tirer au clair. Interrogée sur ses partenaires congolais, Perenco s’est limitée à dire qu’aucun risque n’avait été identifié. « Perenco adhère aux normes les plus élevées et aux meilleures pratiques en matière de lutte contre la corruption », selon un porte-parole du groupe.
Pourtant, l’affaire présentait un certain nombre de signaux qui auraient dû alerter Perenco. En effet, si l’entreprise a réellement effectué ses due diligence d’intégrité, elle ne pouvait ignorer l’implication étroite de PPE (personnalités publiquement exposées) dans le dossier, ni les nombreux scandales touchant ses partenaires.
D’abord, il y a bien sûr la réputation du clan Sassou-Nguesso, déjà été accusé à de nombreuses reprises d’orchestrer le pillage des revenus pétroliers du Congo, qui représentent un tiers du PIB du pays. La famille avait aussi déjà fait parler d’elle en France, lors de l’affaire des « biens mal acquis » : en 2017, J. S.-N. avait été mise en examen pour blanchiment de détournement de biens publics, concernant l’acquisition en 2006 d’un hôtel particulier à Neuilly-sur-Seine.
Ensuite, il y a la multitude d’acteurs à risques impliqués dans les opérations. Lorsque Perenco et Hemla ont repris la concession précédemment détenue par Total et Eni, les deux entreprises ont dû traiter avec des entreprises congolaises pour le moins controversées.
Kontinent, qui détient 10% du bloc, a été créée par Yaya Moussa, ancien représentant du FMI au Congo. En 2021, dans le cadre d’une enquête italienne sur les licences d’Eni au Congo, Moussa a été identifié comme proche de personnalités politiques congolaises. Depuis 2011, Kontinent était rémunérée pour conseiller l’État sur le partage des concessions pétrolières. Les années suivantes, elle a obtenu des parts dans plusieurs champs pétroliers, dont PNG Sud. Même si Moussa récuse tout lien avec la famille présidentielle, cette proximité aurait dû éveiller quelques inquiétudes.
Un autre partenaire était la société AOGC, fondée en 2002 par l’actuel conseiller du président pour les hydrocarbures, Denis Gokana, désigné par le parquet de Milan comme un « fonctionnaire corrompu ». Enfin, deux autres entreprises possédaient respectivement 15% et 5% du bloc : la SNPC, société pétrolière nationale, et Petro Congo, une filiale d’AOGC. Ces deux sociétés constituaient, elles aussi, des partenaires à risque, étant au cœur de plusieurs scandales de corruption. Cela n’a pas empêché Perenco de tisser des liens étroits avec ces entités : l’entreprise a même créé une filiale co-détenue avec la SNPC dans le cadre d’une autre concession.
Les affaires africaines de Perenco dépassent les frontières du Congo : à l’heure actuelle, elle fait l’objet de plusieurs enquêtes préliminaires pour corruption d’agents publics dans d’autres pays d’Afrique. Ses locaux parisiens ont été perquisitionnés par l’Office central en charge de la lutte contre la corruption (OCLCIFF).
Si le Parquet n’a pas précisé le nombre d’enquêtes ouvertes ni les pays visés, on peut déjà relever certains éléments au-delà de l’affaire congolaise. En novembre 2022, les ONG françaises Les Amis de la Terre et Sherpa ont assigné Perenco en justice pour les dégâts environnementaux de ses forages. Cette fois, l’affaire concerne l’état voisin de République Démocratique du Congo (RDC), où Perenco exploite 11 champs pétroliers. Notons que l’entreprise est également active au Gabon et au Cameroun.
Les associations avaient déjà obtenu une première décision favorable en mars 2022, les autorisant à faire saisir des preuves dans les locaux de Perenco France. Auparavant, Perenco refusait cela au motif que ces actions devaient être décidées selon la loi congolaise plutôt que française. Mais la Cour de Cassation avait alors donné raison aux associations. Aujourd’hui, elles demandent au tribunal de Paris de reconnaître la responsabilité civile de Perenco dans les préjudices écologiques (torchage illégal de gaz, enfouissement de déchets…) résultant de son activité pétrolière en RDC, de condamner Perenco à réparer ce préjudice ainsi qu’à prévenir les dommages futurs.
Perenco se voit donc simultanément mise en cause sur le champ de la corruption et sur celui du devoir de vigilance. Une situation compromettante pour une entreprise si attachée à sa discrétion : Sherpa souligne par exemple la difficulté d’accéder aux informations d’un groupe aussi « opaque », notamment sur ses liens avec ses partenaires étrangers. Comme le font remarquer les ONG, Perenco n’est pas cotée en Bourse, et échappe ainsi aux règles de transparences qui touchent les entreprises listées européennes. Qui plus est, avec seulement 6 000 employés, elle se situe en dessous du seuil qui impose de publier un plan de vigilance sur les risques environnementaux, humains et éthiques liés à ses activités.
On soulignera cependant que cette opacité n’a pas empêché Perenco de finir sous les feux des accusations. Au contraire, sa situation actuelle montre bien que même sans obligations de transparence, la société civile et les pouvoirs publics veillent au grain. S’il faudra attendre pour en connaître les répercussions judiciaires, l’affaire apporte ainsi la preuve qu’en matière de corruption, la discrétion sur la scène internationale n’épargne pas le scandale.
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