CJIP

La CJIP entre IDEMIA France et le PNF pour des faits de corruption commis au Bangladesh

La CJIP fait suite à des faits de corruption intervenus au Bangladesh entre 2014 et 2016

Nous vous proposons d’accéder ici au texte intégral de la CJIP (Convention Judiciaire d’Intérêt Public) signée le 20 juin 2022 entre le Procureur de la République Financier et la société IDEMIA France, ex-Oberthur Technologies, suite à des faits de corruption intervenus au Bangladesh entre 2014 et 2016. C’est un bref document passionnant et révélateur qui met à jour en toute transparence le dispositif et les mécanismes de corruption mis en place par Oberthur et ses partenaires locaux afin de corrompre un agent public gouvernemental de haut rang. L’opération avait permis de remporter un important marché stratégique suite à appel d’offres en vue de fournir la population bangladaise en cartes d’identité à puce numérique.

Convention judiciaire d’intérêt public

entre

LE PROCUREUR DE LA REPUBLIQUE FINANCIER

près le tribunal judiciaire de Paris

et

LA SOCIETE IDEMIA FRANCE

2 place Samuel de Champlain 92400 Courbevoie

assistée de

Maîtres Jean-Yves Garaud et Guillaume de Rancourt (Cleary Gottlieb Steen & Hamilton LLP)

Vu l’article 41-1-2 du code de procédure pénale ;

Vu les articles R 15-33-60-1 à R 15-33-60-10 du code de procédure pénale ;

I. IDEMIA FRANCE

1. Idemia France est une société par actions simplifiée au capital de 42 959000 € dont le siège social est situé au 2 place Samuel de Champlain 92400 Courbevoie.

2. Elle est détenue par Idemia Group, société-mère du groupe Idemia spécialisé dans le développement, la production et la commercialisation de produits et services dans le domaine des technologies de sécurité, principalement destinés aux marchés paiements, des télécommunications, de la sécurité publique et de d’identité.

3. Le groupe Idemia emploie 15 000 collaborateurs dont près de 2 500 en France et a réalisé un chiffre d’affaires consolidé de 2 339 000 000 € en 2019, de 2 176 300 000 € en 2020 et de 2 219 500 000 € en 2021.

4. Préalablement aux opérations d’intégration qui ont suivi l’acquisition par le Groupe de la branche Identité et Sécurité de Safran (dite « Morpho ») en 2017, la société se dénommait Oberthur Technologies et existait sous forme de société anonyme.

II. EXPOSE DES FAITS

II.1. Le contexte

5. Le 21 juillet 2017, une enquête préliminaire était ouverte par le parquet national financier (PNF) des chefs de corruption d’agents publics étrangers et complicité suite à une transmission spontanée d’informations de la National Crime Agency britannique en date du 20 juillet 2017 portant sur de possibles faits de corruption visant notamment la société Oberthur Technologies SA, ci-après Oberthur.

6. Oberthur était une spécialisée notamment dans la conception, la production et la commercialisation de supports d’information, de documents et de dispositifs sécurisés (tels que passeports, passeports électroniques, cartes plastiques, cartes à micro-processeurs, cartes à mémoire) principalement destinés aux marchés des télécommunications, des paiements et de l’identité.

7. Les informations communiquées suggéraient la corruption d’un agent public bangladais, conseiller du Premier ministre du Bangladesh, aux fins d’obtention d’un marché de fabrication de cartes d’identité à puce dans ce pays.

8. Le marché en cause avait donné lieu à un appel d’offres de la Commission électorale du Bangladesh (ci-après BEC) en avril 2014 pour la fabrication de 70 millions de cartes, avec un financement partiel de ta Banque Mondiale, pour un montant total de 113 000 000 $.

9. Un intermédiaire bangladais, résident britannique, A., était susceptible d’avoir obtenu des informations privilégiées sur les spécifications techniques du marché à venir et d’avoir manipulé le processus d’appel d’offres aux fins d’imposer sa propre société comme sous-traitant principal de la société attributaire. Il se serait entendu avec Oberthur et aurait conduit des manœuvres frauduleuses pour permettre à cette dernière d’être attributaire du marché.

10. En fin d’année 2017, les faits sous enquête avaient donné lieu à la conclusion d’un accord négocié entre la Banque Mondiale et Oberthur. Cet accord prévoyait l’exclusion des entités ex-Oberthur des appels d’offres lancés par la Banque Mondiale (les entités ex-Morpho étant quant à elles autorisées à se porter candidates à ces appels d’offre), et la nomination d’un expert indépendant pour accompagner la mise en œuvre d’un programme de mise en conformité pendant une durée de 30 mois. Oberthur avait reconnu des paiements irréguliers à des sociétés liées à l’intermédiaire bangladais A. et l’obtention d’informations confidentielles sur les spécifications techniques du marché.

11. En mai 2020, l’Integrity Compliance Officer de la Banque Mondiale estimait que la qualité du programme de conformité du groupe justifiait la levée de la sanction de disqualification des appels d’offre de la Banque Mondiale qui concernait les entités ex-Oberthur du groupe Idemia.

II.2. L’enquête

12. L’enquête établissait que l’appel d’offres du marché de cartes d’identité pour les citoyens du Bangladesh avait été publié le 28 avril 2014, la remise des offres ayant eu lieu en juin 2014. La commission d’attribution s’était tenue au Bangladesh le 24 décembre 2014 et le marché avait été attribué à Oberthur. Le contrat principal de fabrication et de fourniture des cartes à puces avait été signé le 14 janvier 2015. Il devait initialement prendre fin le 30 juin 2016.

13. De nombreux courriels et documents collectés ainsi que les auditions réalisées pendant l’enquête confirmaient qu’Oberthur s’était associée aux manœuvres frauduleuses de A., dirigeant de droit et de fait des sociétés Tiger IT (ci-après Tiger) et Decatur Europe Limited (ci-après Decatur), pour remporter le marché.

14. A. était décrit comme un apporteur d’affaires influent en Asie dans le secteur de l’identité, disposant de connexions avec l’autorité publique du Bangladesh. Des documents saisis en perquisition établissaient sa proximité familiale avec le Premier ministre du Bangladesh et ses liens professionnels étroits avec l’armée bangladaise et la BEC.

15. Tiger, société bangladaise de droit privé, disposait d’une accréditation pour avoir accès à la base de données des citoyens du Bangladesh, ce qui la rendait incontournable pour obtenir le marché.

16. Des échanges étaient intervenus de début 2013 à mars 2015 entre Oberthur et Tiger puis Decatur, visant à se répartir l’exécution du marché à venir, au travers notamment de la signature de memorandum of understanding, teaming agreement et contrats.

17. II ressortait de ces documents et des échanges ayant précédé leur établissement qu’Oberthur avait concédé dans le cadre de ces négociations un très large recours à la sous-traitance, validé au plus haut niveau du groupe.

18. Tiger devait initialement fournir du polycarbonate à Oberthur pour permettre la fabrication des cartes, et Decatur apporter les hologrammes. Cette organisation devait permettre à Tiger et Decatur de vendre à Oberthur des matériaux à des prix élevés et de dégager des marges visant à rémunérer un agent public bangladais identifié dans les échanges par la lettre G.

19. Oberthur et ses partenaires ayant été informés en cours de procédure que le nombre d’unités commandées serait augmenté de 70 à 90 millions, il avait en outre été convenu qu’Oberthur verserait à Decatur 0,024 € par carte pour toute commande dépassant les 70 millions de cartes. Ces versements devaient également servir à rémunérer G.

20. L’enquête permettait d’identifier G. comme un agent public de haut niveau, conseiller du Premier ministre bangladais. Des courriels collectés établissaient que la commission d’attribution de la BEC agissait sous le contrôle de ce dernier et que celui-ci avait influencé l’augmentation de la commande de 70 à 90 millions d’unités.

21. L’enquête établissait également que l’existence de G. et son rôle dans l’attribution du marché étaient susceptibles d’être connus de la direction d’Oberthur.

22. Au terme des différents échanges intervenus entre Oberthur, Tiger et Decatur, la rémunération de G devait être constituée d’une somme de 730 000 € ainsi que, selon ce que A. a déclaré à Oberthur après la signature du contrat, de la moitié du montant des paiements d’Oberthur à Decatur réalisés dans le cadre du contrat de fourniture des hologrammes, soit la somme de 5 400 000 €.

23. La somme de 730 000 € était effectivement versée en mars 2015 par virement d’Oberthur à Decatur. Elle était justifiée par une fausse facture de formation émise par Decatur. Ce versement devait compenser l’abandon de l’intervention de Tiger pour l’achat du polycarbonate et la renonciation par Decatur à la facturation de 0,024 € par carte au-delà du volume de 70 millions de cartes.

24. Un second virement de 2 160 000 € était effectué en mars 2015 correspondant à 20% du montant du contrat des hologrammes. Trois paiements complémentaires étaient réalisés en octobre 2015, en novembre 2015 et en janvier 2016. Un montant total de 2 408 158 € était ainsi versé à Decatur pour le paiement des hologrammes, dont une partie devait revenir à G.

25. Le procureur de la République financier considère que l’ensemble de ces faits est susceptible de recevoir la qualification de corruption d’agent public étranger prévue à l’article 435-3 du code pénal.

26. Idemia déclare reconnaitre ces faits.

III. AMENDE D’INTERET PUBLIC

27. Aux termes de l’article 41-1-2 du code de procédure pénale, le montant de l’amende d’intérêt public est fixé de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, dans la limite de 30% du chiffre d’affaires moyen annuel, calculé à partir des trois derniers chiffres d’affaires annuels connus à la date du constat des manquements.

28. Le montant moyen annuel du chiffre d’affaires consolidé du groupe Idemia au cours des exercices 2019 à 2021 s’élève à 2 245 000 000 €. Le montant maximal théorique de l’amende d’intérêt public encourue est donc de 673 500 000 €.

29. Les investigations ont permis d’évaluer les avantages retirés des manquements à la somme de 5 134 079 €.

30. La reconnaissance des faits, les mesures correctrices engagées, le renforcement du dispositif de conformité, d’éthique et de contrôle comptable vérifié par la Banque Mondiale, ainsi que la coopération active de la direction de la personne morale dès la phase d’enquête puis lors de la phase de négociation de la présente convention, doivent être prises en compte au titre des facteurs minorants.

31. Cependant, la gravité des faits, d’une part, s’agissant de corruption en direction d’un agent public étranger de haut niveau et d’autre part l’emploi d’éléments de dissimulation, justifient l’application d’une pénalité complémentaire de 2 823 743 €.

32. Par conséquent, le montant total de l’amende d’intérêt public est fixé à la somme de 7 957 822 €.

III. MODALITES D’EXECUTION DE LA PRESENTE CONVENTION

33. Au terme de la présente convention, Idemia France accepte de procéder au paiement de l’amende d’intérêt public fixée ci-dessus, soit la somme de 7 957 822 €, dans les conditions prévues par l’article R-15-33-60-6 du code de procédure pénale.

34. Ce paiement aura lieu en quatre versements, le premier devant intervenir dix jours à compter de la date à laquelle la présente convention sera devenue définitive, puis, au plus tard, le deuxième versement trois mois après le premier, le troisième trois mois après le deuxième, et le quatrième trois mois après le troisième.

35. La signature de la présente convention éteint l’action publique à rencontre de la société Idemia France si celle-ci exécute les obligations auxquelles elle s’est engagée dans la présente convention.

36. Il est rappelé que, conformément aux dispositions de l’article 41-1-2 du code de procédure pénale, l’ordonnance de validation de la présente convention judiciaire d’intérêt public n’emporte pas déclaration de culpabilité et n’a pas la nature ni les effets d’un jugement de condamnation.

A Paris le 20 juin 2022

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Sources

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Published by
Jean-Charles Falloux

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