À compter du 1er avril 2022, les entreprises françaises devront signaler aux pouvoirs publics toute demande de données sensibles émanant d’autorités étrangères. Zoom sur un nouveau décret visant à mieux protéger les intérêts de la France et de ses entreprises.
Pour mesurer l’importance de ce décret, il faut comprendre le rapport de force inégal dans lequel se trouve une entreprise française lorsqu’elle est ciblée pour des faits de corruption ou de fraude à l’étranger.
Afin de régler les poursuites, elle doit coopérer avec des juges étrangers et accéder à leurs demandes d’informations. Par exemple, si elle est poursuivie en vertu du FCPA (Foreign Corrupt Practices Act), les autorités américaines lui adressent une demande dite de « discovery » ou de « pre-trial discovery ». Même dans le cas où elle reconnaît sa culpabilité, elle doit en apporter la preuve, documents à l’appui.
En théorie, ces demandes de données doivent respecter les modalités définies en 1970 par la Convention de la Haye sur l’obtention de preuves à l’étranger. Mais cette « Convention Preuve » a été largement ignorée par les États-Unis : les tribunaux américains autorisent généralement des demandes de discovery très élargies, se référant aux règles fédérales américaines plutôt qu’à celles de la Convention.
Face à ces demandes portant parfois atteinte à la souveraineté française, la France avait promulgué une loi dite de blocage interdisant à quiconque de divulguer des informations à une autorité étrangère ne respectant pas la Convention Preuve. Mais depuis plusieurs années, cette loi est vivement critiquée pour son absence d’application. Elle a d’ailleurs été jugée inopérante par certaines juridictions étrangères, dont plusieurs cours fédérales américaines ou encore la Haute Cour britannique.
Les inquiétudes pour la souveraineté française ont été particulièrement exacerbées à la suite d’amendes exorbitantes infligées à des entreprises françaises, notamment en 2014 avec les sanctions de BNP Paribas ($8,9 milliards) et Alstom ($772 millions). Sans autre interlocuteur que les autorités américaines, les entreprises se sont donc trouvées contraintes d’accéder aux demandes de discovery pour régler leurs poursuites, révélant des informations potentiellement sensibles pour leurs intérêts économiques… Et ceux de la France.
Dans un rapport commandité par le gouvernement en 2019, le député Raphaël Gauvain (LREM) a souligné l’urgence de moderniser la loi de blocage pour mieux protéger les entreprises françaises qui, faute de législation adéquate, « ne disposent pas des outils juridiques efficaces pour se défendre contre les actions judiciaires extraterritoriales ».
Dénonçant ces procédures de discovery « très intrusives » et « hors de tout contrôle des autorités françaises », le rapport recommandait de créer un mécanisme de filtrage des demandes d’informations émanant d’autorités étrangères.
Ce dispositif voit donc enfin le jour avec le décret n°2022-207. La procédure de transmission de preuves s’y trouve radicalement transformée par l’ajout d’un intermédiaire : le SISSE (Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques). Désormais, dès qu’une entreprise fait l’objet d’une demande de discovery, elle devra la signaler au SISSE. L’organisme aura alors un mois pour examiner la demande et déterminer ce que l’entreprise peut communiquer, selon le niveau de sensibilité de ces informations pour la souveraineté française. Le SISSE assistera ensuite l’entreprise dans la sélection des informations.
En revanche, la proposition Gauvain d’alourdir les sanctions de la loi de blocage a été abandonnée, car elle risquait d’inciter les puissances étrangères à punir plus sévèrement les entreprises françaises, sous la forme d’amendes ou de restrictions d’accès au marché américain.
L’intervention de l’État français suffira-t-elle à convaincre les juges étrangers ? Selon Bercy, une version test de ce dispositif a déjà fait ses preuves dans une demi-douzaine de cas entre 2020 et 2021, où le SISSE a réussi à retirer des données sensibles pour la souveraineté nationale et/ou sans lien avec l’enquête.
Quoi qu’il en soit, ce décret dote la France d’un nouveau levier pour protéger ses entreprises. Dans les cas où il sera impossible de conclure une CJIP (Convention judiciaire d’intérêt public), le système qui permet de régler certaines poursuites auprès de l’État français plutôt que face à des autorités étrangères, la France aura donc une nouvelle corde à son arc pour intervenir face à des procureurs étrangers un peu trop curieux… Une bonne nouvelle pour les entreprises françaises.
Village de la Justice : Les lois de blocage françaises et les contraintes législatives extraterritoriales US
Le Monde : La BNP Paribas formellement condamnée à une amende record aux Etats-Unis
Les Echos : Corruption : Alstom va payer une amende de 772 millions de dollars
Vie publique : Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale (dit « rapport Gauvain »)
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