Un procès historique s’est ouvert aux Pays-Bas cette semaine, marquant un tournant sans précédent dans l’application des sanctions européennes et la lutte contre la corruption dans le secteur de la défense. Damen Shipyards, le géant naval néerlandais et principal fournisseur de la marine des Pays-Bas, se retrouve sur le banc des accusés devant le tribunal de Zwolle pour des faits d’une gravité exceptionnelle. Les audiences préliminaires de deux affaires distinctes ont débuté le lundi 24 novembre 2025, plaçant l’une des entreprises les plus stratégiques du pays sous les projecteurs de la justice.
Le procureur général Michiel Zwinkels n’a pas mâché ses mots en qualifiant cette affaire d’inédite et d’unique. Pour la première fois, un important entrepreneur européen de la défense est poursuivi pour contournement des sanctions imposées à la Russie. Cette situation crée une tension particulière : comment traiter juridiquement une entreprise que le gouvernement néerlandais considère comme étant d’importance stratégique nationale ? Damen n’est pas un simple constructeur naval parmi d’autres, c’est le principal fournisseur de la marine néerlandaise, un acteur clé de la défense européenne. Cette double casquette de partenaire indispensable et d’accusé potentiel crée, selon les mots du procureur, « davantage de tensions et de pressions » autour de ces poursuites judiciaires. Les accusations portent sur deux volets distincts mais tout aussi préoccupants, chacun révélant des failles systémiques dans les pratiques commerciales de l’entreprise.
Le premier concerne les violations présumées des sanctions européennes contre la Russie. Damen Shipyards, dont le siège est basé à Gorinchem près du port de Rotterdam, est soupçonné d’avoir continué à livrer des biens et des technologies à la Russie malgré les restrictions imposées par l’Union européenne à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Les procureurs néerlandais affirment que l’entreprise aurait poursuivi ces livraisons au cours des trois dernières années, avec un focus particulier sur le second semestre 2022.
Le mécanisme présumé est aussi sophistiqué qu’audacieux. Damen aurait falsifié des déclarations d’exportation soumises aux autorités douanières, notamment pour des grues de pont, et ce à au moins 14 reprises en 2022. L’objectif ? Dissimuler la destination réelle de ces équipements vers la Russie. Selon le ministère néerlandais des Affaires étrangères, ces composants de navires exportés en violation des sanctions étaient susceptibles de contribuer au renforcement militaire et technologique de la Russie. Dans le contexte actuel, où chaque vis, chaque circuit électronique peut faire la différence dans l’effort de guerre, ces violations prennent une dimension particulièrement grave. L’entreprise s’est déclarée surprise qu’une affaire datant de juin 2022 soit désormais portée devant les tribunaux et nie avoir contourné sciemment les sanctions.
Le second volet de l’affaire est tout aussi accablant et révèle un système présumé de corruption à grande échelle qui s’étendrait sur plus d’une décennie, de 2006 à 2017. Cette enquête massive, qui aura duré sept à huit ans, a débuté suite à un raid spectaculaire du service néerlandais d’enquête fiscale (FIOD) au siège de Damen en janvier 2017. Le dossier d’accusation, qui compte 89 pages, dépeint un réseau complexe de paiements douteux, de faux documents et de circuits financiers opaques traversant plusieurs continents.
Les procureurs allèguent que Damen aurait versé des commissions excessivement élevées à des agents étrangers chargés de décrocher des contrats, atteignant parfois 15% de la valeur totale des commandes. Pour mettre ce chiffre en perspective, dans l’industrie navale, un taux de commission normal oscille généralement entre 3% et 5%. Ces sommes importantes, représentant potentiellement des millions d’euros par contrat, soulèvent évidemment des inquiétudes quant à leur utilisation réelle. Les soupçons s’aggravent lorsqu’on découvre que Damen aurait ensuite dissimulé des paiements additionnels dans sa comptabilité après avoir officiellement réduit ces commissions à 5%, créant ainsi un double système comptable.
L’arsenal de dissimulation présumé est impressionnant. L’entreprise aurait utilisé un grand nombre de faux documents pour masquer ces commissions élevées et empêcher leur contrôle, notamment dans les demandes d’assurance-crédit à l’exportation. Cette falsification systématique aurait permis à Damen d’obtenir des garanties publiques pour des transactions qui, si elles avaient été connues dans leur totalité, n’auraient probablement jamais été approuvées.
Les cas spécifiques sont particulièrement édifiants. Damen est accusé d’avoir transféré 350 000 dollars vers des comptes bancaires suisses et chinois détenus par un directeur de la compagnie pétrolière d’État brésilienne Petrobras, déjà au cœur du scandale Lava Jato. En Indonésie, l’entreprise aurait versé 26,5 millions d’euros de commission à un agent de vente sans en informer l’agence de crédit d’État néerlandaise Atradius DSB, qui garantissait l’opération. En Sierra Leone, Damen aurait promis une commission de 15% à un agent sans déclarer les paiements à la Banque mondiale, pourtant bailleur de fonds du projet. Ces pratiques se seraient également étendues au Ghana, aux Bahamas, à Curaçao où des fonctionnaires de l’autorité portuaire auraient été payés secrètement, et à Trinité-et-Tobago.
La liste des personnes poursuivies reflète la gravité de l’affaire. Les poursuites pénales visent non seulement l’entreprise Damen Shipyards elle-même, mais également son président-commissaire et fondateur Kommer Damen, l’actuel directeur général Arnout Damen, et l’ancien directeur général René Berkvens. Deux autres directeurs impliqués dans l’enquête pour corruption, dont Sander van O., directeur régional pour les Amériques, ont déjà conclu des accords de plaidoyer avec l’accusation, ce qui pourrait indiquer qu’ils coopèrent avec les enquêteurs.
Les conséquences potentielles sont vertigineuses. En cas de condamnation, Damen pourrait être exclu des contrats publics pendant au moins quatre ans selon les règles européennes d’appel d’offres. Pour une entreprise dont l’activité repose en grande partie sur les commandes publiques, notamment de défense, cela équivaudrait à une condamnation à mort économique. L’entreprise pourrait également faire face à des amendes pouvant atteindre 10% de son chiffre d’affaires annuel, soit potentiellement des centaines de millions d’euros. Quant aux dirigeants, ils risquent des peines de prison ferme. Pour un constructeur qui emploie 12 500 personnes et fabrique des frégates, des navires de soutien au combat et des patrouilleurs maritimes pour de nombreuses marines à travers le monde, l’impact serait catastrophique.
Face à ces accusations massives, Damen rejette catégoriquement toutes les allégations et affirme aborder les procédures « avec une totale confiance ». Dans un communiqué, l’entreprise se dit impatiente d’avoir enfin l’occasion d’expliquer que les soupçons du ministère public sont infondés. Damen insiste sur la solidité de son organisation de conformité et son respect des normes les plus élevées en matière de mesures anti-corruption. La bataille juridique s’annonce monumentale : la défense prévoit de faire témoigner plus de 100 personnes, certaines venant de pays aussi éloignés que la Sierra Leone et Curaçao, témoignant de la dimension internationale de cette affaire.
Cette affaire soulève des questions fondamentales pour le secteur de la défense européen et pour l’efficacité des régimes de sanctions. Comment concilier l’impératif de sécurité nationale avec l’exigence de transparence et de respect des règles ? Jusqu’où peut-on tolérer les pratiques commerciales douteuses d’un fournisseur stratégique sans compromettre ses propres valeurs et sa crédibilité internationale ? Et comment l’Union européenne peut-elle espérer que ses sanctions contre la Russie soient prises au sérieux à l’international si ses propres champions industriels sont accusés de les contourner ?
Au-delà du cas Damen, c’est toute la question de l’intégrité dans les marchés de défense qui est posée. L’industrie de l’armement a longtemps été perçue comme une zone grise où les règles habituelles de la conformité ne s’appliquaient pas pleinement, où les commissions importantes étaient acceptées comme des « frais de représentation » nécessaires dans certains marchés. Cette époque est révolue. Les régulateurs, les investisseurs et l’opinion publique exigent désormais les mêmes standards de transparence et d’éthique dans la défense que dans n’importe quel autre secteur.
Dans un contexte géopolitique tendu où la cohésion européenne face à la Russie est cruciale, cette affaire tombe au pire moment. Elle rappelle brutalement que la conformité et l’éthique ne sont pas des options, même – et surtout – pour les entreprises les plus stratégiques. Les programmes de conformité ne peuvent plus être des façades rassurantes pour les investisseurs ; ils doivent être opérationnels, intégrés dans la culture d’entreprise, et dotés des moyens de détecter et de prévenir réellement les violations.
Le verdict, attendu dans les prochains mois, sera scruté bien au-delà des Pays-Bas et du secteur naval. Il définira peut-être un nouveau standard pour l’industrie de défense européenne et enverra un signal fort sur la détermination des autorités à faire respecter les sanctions et les normes anti-corruption, quelles que soient les entreprises concernées. Pour les professionnels de la conformité, du risk management et de la due diligence, cette affaire constitue un cas d’école qui illustre l’importance vitale d’une vigilance constante et d’une culture d’intégrité irréprochable.
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