Le 17 mars, le géant pétrolier italien Eni et l’anglo-néerlandais Shell ont été relaxés en première instance par le tribunal de Milan. Survenue dans le cadre de l’acquisition d’un gisement offshore en 2011, cette affaire constitue le plus gros scandale de corruption du secteur pétrolier au Nigeria.
L’affaire OPL 245 tire son nom du bloc pétrolier offshore le plus prometteur du Nigéria, estimé à 9 milliards de barils. L’histoire a vraiment commencé en 1998, quand la société Malabu Oil se voit attribuer l’exclusivité de l’OPL 245 – une surprise pour les multinationales pétrolières en compétition pour ce bloc, car Malabu est inconnue dans le milieu. Mais après la mort du dictateur Sani Abacha, de nombreuses affaires de corruption éclateront au grand jour et on découvrira que le propriétaire de Malabu n’est autre que Dan Etete, ministre nigérian du pétrole à l’époque de la vente.
Problème : cette révélation survient alors qu’une nouvelle transaction est en négociation avec Shell, qui cherche à acquérir 40% de l’OPL 245. Le gouvernement nigérian décide alors de retirer la licence de Malabu Oil. En 2003, Shell devient officiellement le propriétaire du bloc. Mais en parallèle, Dan Etete intente une action en justice afin de récupérer l’OPL 245.
En 2006, l’ancien ministre obtient un arrangement avec le gouvernement, qui lui promet l’accès au bloc en échange de $210 millions. S’estimant lésée par cette décision, Shell porte plainte contre le gouvernement devant un tribunal arbitral et suspend temporairement ses campagnes d’exploration.
Cependant Dan Etete garde de puissantes relations qui joueront en sa faveur. En 2010, alors que l’affaire est toujours devant les tribunaux internationaux, le nouveau président Goodluck Jonathan déclare que le propriétaire du bloc est Malabu. C’est alors que Shell s’allie à Eni pour reprendre le bloc. Le procureur général appelant à des négociations directes entre les différentes parties, un accord est conclu : Eni et Shell acceptent de payer $1,1 milliard, soit la valeur estimée du bloc. Les deux groupes consentent aussi à régler les $210 millions dus par Etete lors de l’acquisition originelle, concession qui s’explique par la volonté d’en finir avec la procédure, et par l’enjeu économique autour de ce bloc.
Mais à partir de 2013, l’ONG britannique Global Witness révèle que sur les $1,3 milliards définis par l’accord, seuls $210 millions ont été réellement perçus par le gouvernement nigérian. Selon l’enquête, les fonds auraient en fait été versés à Malabu Oil pour être redistribués à des membres du gouvernement, au président Jonathan lui-même, et à certains cadres de Shell et Eni.
Le parquet de Milan se saisit alors du dossier, requérant notamment une peine de dix ans de prison pour Dan Etete, une peine de sept ans et quatre mois pour Malcolm Brinded (ex-directeur général de la division Exploration et Production de Shell), ainsi que des peines de huit ans pour l’actuel PDG d’Eni Claudio Descalzi et son prédécesseur Paolo Scaroni, qui dirigeait l’entreprise au moment des faits. Pendant ce temps, l’OPL 245 redevient la propriété du gouvernement nigérian.
L’acquittement prononcé par le parquet de Milan l’a donc été à la surprise générale. Le procureur milanais avait repris à son compte la version de Global Witness, affirmant que $520 millions auraient été convertis en liquide dans le but de soudoyer le président de l’époque Goodluck Jonathan et des membres du gouvernement nigérian. Une partie de l’argent aurait aussi été destinée à des dirigeants de Eni et Shell — le procureur a par exemple parlé de $50 millions livres en liquide pour Roberto Casula, un haut dirigeant d’Eni.
La Justice italienne n’a pas encore motivé les raisons du jugement, mais les ONG à l’origine des révélations ont déjà interpelé publiquement le parquet de Milan, l’enjoignant à faire appel de cette décision.
Si cet appel a lieu, tout l’enjeu consistera à déterminer si Eni et Shell avaient connaissance des faits. Pour Global Witness, cela ne fait aucun doute : les deux groupes étaient parfaitement au courant de cette opération. Dans son communiqué, l’ONG accuse la justice italienne d’incohérence, en invoquant notamment un premier jugement rendu à Milan en 2018, qui avait reconnu comme coupables deux intermédiaires de cette affaire. C’est donc le même tribunal, qui avait conclu à une affaire de corruption en 2018, qui prononce aujourd’hui la relaxe des dirigeants d’Eni et Shell. Au travers des critiques adressées au parquet de Milan, c’est donc la justice italienne qui est mise en question, et son application insuffisante des législations anticorruption de l’OCDE.
De leur côté, Eni et Shell ont fermement nié tout fait de corruption. La position est certes ambiguë : en 2017, le porte-parole de Shell Andy Norman a déclaré que l’entreprise savait qu’une partie des paiements faits au gouvernement nigérian serait reversée vers Malabu, compensation de ses droits sur le bloc. Mais dans sa version des faits, ce versement n’est pas le fait de Shell, puisque l’argent aurait été versé sur les comptes du gouvernement.
En retour, les deux groupes accusent le gouvernement nigérian de ne leur avoir jamais donné le permis nécessaire pour commencer à extraire du pétrole. « Les bénéfices ne se sont jamais concrétisés, Eni et Shell ont investi 2,5 milliards de dollars et leur licence expirera en mai. La vérité est donc que les deux compagnies sont lésées dans cette affaire », a déclaré un porte-parole d’Eni à l’AFP. Eni a par ailleurs lancé une procédure arbitrale aux Etats-Unis, afin d’obtenir sa licence d’exploitation de l’OPL 245.
Mais pour les deux groupes, l’affaire est loin d’être terminée. Outre la possibilité d’un appel en Italie, une enquête a été ouverte aux Pays-Bas. De son côté, le Nigeria a émis un mandat de recherche à l’encontre de Dan Etete, et ouvert plusieurs enquêtes, notamment sur Claudio Descalzi, soupçonné d’obstruction de justice dans le cadre de ce procès.
Le pays a également déposé une plainte à Londres, visant cette fois la banque JP Morgan, qui était responsable des transactions.
Il n’est pas anodin de noter que le 18 mars, au lendemain de la relaxe italienne, Eni a également proposé au parquet de Milan de payer une amende de 11,8 millions d’euros pour mettre fin aux poursuites dans une affaire similaire. Cette fois, c’est au Congo-Brazzaville qu’Eni est accusé de corruption pour le renouvellement de permis pétroliers : en échange, le groupe est soupçonné d’avoir vendu des parts de sa licence à une société écran détenue par des dirigeants congolais.
Dans une autre affaire, en France cette fois, la direction du Groupe Bolloré a récemment reconnu avoir contribué à la campagne 2010 de l’actuel président togolais Faure Gnassingbé, en échange d’avantages concernant une concession sur le port de Lomé. À la différence des groupes pétroliers, trois dirigeants du groupe ont donc plaidé coupable dans le cadre d’une Comparution sur Reconnaissance Préalable de Culpabilité (CRPC). Mais à la grande surprise des responsables mis en examen, ce mea culpa n’aura pas suffi à obtenir un règlement à l’amiable. La juge a jugé insuffisante l’amende de 375 000 € négociée avec le Parquet National Financier (PNF) et n’a pas accepté cet accord « inadapté » eu égard aux fautes commises. Un procès contre les dirigeants devrait donc se tenir en correctionnelle.
Parallèlement, le Tribunal Judiciaire a accepté et validé la Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP) visant le Groupe Bolloré pour un montant de 12 M€, assortie de l’obligation de mettre en place un programme de conformité répondant aux exigences de l’Agence Française Anticorruption (AFA) pour un montant de 4 M€. Ce dispositif complet permettra ainsi l’abandon des poursuites judiciaires contre cette société en correctionnelle et le risque concomitant de se voir interdire l’accès aux marchés publics pour l’entreprise.
Ce type d’affaire est significatif d’un problème très largement répandu en Afrique à défaut d’être entièrement spécifique : des pratiques de corruption difficiles à contourner, et favorisées par une concurrence internationale intense pour les ressources naturelles. Pour l’Afrique, mais aussi pour les entreprises qui y font affaire, l’émergence d’une politique anticorruption « opérationnelle » est donc un enjeu de taille, mais le chemin à parcourir reste encore long. Dans le cas Eni/Shell comme dans le cas Bolloré, les crimes font davantage l’objet de poursuites en Europe que dans les pays d’infraction.
L’horizon d’une politique africaine commune contre la corruption se dessinait déjà pourtant dès 2003, lorsque l’Assemblée de l’Union africaine a adopté la Convention de l’Union africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption (CUAPLC). Pour chacun des 44 pays signataires, l’objectif consiste à mettre en place et promouvoir des mécanismes anticorruption, et à déployer des mesures, y compris législatives, destinées à lutter strictement contre la corruption sur leur territoire, ce tout en coordonnant leurs actions. A ce jour, peu d’informations sont disponibles sur sa mise en œuvre mais certaines existent néanmoins, comme le récent rapport Transparency International qui dresse un bilan des importants efforts restant à mener en matière de blanchiment d’argent, d’enrichissement illicite des partis politiques et du rôle de la société civile et des médias dans la lutte contre la corruption. Les entreprises qui ont l’ambition de faire des affaires et se développer en Afrique ont aussi leur rôle à jouer.
Le détail de l’affaire au Nigéria
Réactions des ONG à l’origine des accusations
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